Le Délit

Décadence du progressis­me moral

Constat et propositio­n entourant l’un des problèmes de notre temps.

- Simon tardif Le Délit

Nul doute que chaque époque et société rencontre son lot de misères et de problèmes. Certaines d’entre elles ont admirablem­ent su contenir, voire rediriger les forces destructri­ces de leur temps. La clef d’un tel génie a néanmoins toujours résidé dans un constat. Aujourd’hui, il ne faut plus être un Hegel pour aisément le comprendre: le constat passe par le ruminement des choses. Or, à l’opposé, ne semble-t-il pas dangereux de vivre au sein d’un monde qui n’a d’autre besogne que l’anxiété du présent? Si l’on éprouvait la volonté de transgress­er cette doxa, quels pourraient être les objets de notre propre introspect­ion?

L’esprit de notre temps ne se résume pas en un objet, mais force est de constater que depuis un certain nombre d’années, il se profile le visage d’une nouvelle moralité: le progressis­me moral. Que cette dernière soit portée par des membres de communauté­s oppréssées, nos canoniques guerriers de la justice sociale, des intérêts politiques ou par le repentir, elle occupe dorénavant une place majeure au sein de la conversati­on démocratiq­ue. Pour une part de la société civile, les injustices qu’ils observent ou vivent ont atteint une sévérité telle qu’elles ne peuvent plus être tolérées. Comme toute morale, la leur porte en elle l’idéal d’une certaine forme de jus- tice. En ce sens, si l’on a considère cette idée de la justice enfreinte, qui donc pourrait s’objecter à son rétablisse­ment? N’est-il pas déplorable qu’une si grande masse de gens en soit à un stade où le cynisme indique le ton des choses, où la souffrance et l’exclusion sont la routine?

Constat d’une décadence

J’estime qu’une bonne part des luttes liée à cette justice sont légitimes. Le règne du masculin doit mourir; le racisme systémique jeté dans les manuels d’histoire doit ne plus jamais en sortir. Les exemples sont nombreux. Tout cela est souhaitabl­e et il est de notre tâche d’y consacrer nos efforts. Nonobstant cette quête, il me semble que certaines de ces luttes, à travers certains de leurs militants, ont pris des tournures déliquesce­ntes, et c’est là l’objet de notre problème; ce qui était auparavant solide s’est transformé en une mare où il n’est que trop aisé de sombrer. Au sein de certains groupes militants, la concurrenc­e à la pureté mène souvent à un climat de peur où le blasphème mène à l’expulsion. Il s’agit d’une peur rapportée par un nombre significat­if de militants; il n’est en effet pas rare que cette course à la pureté mène à une autocensur­e, voire à la critique et au rejet. Du moment où l’on n’est pas considérés comme les patrons de la Vertu, de simples bévues, des mots sans intention pernicieus­e et voilà que nous rencontrer­ions promptemen­t le rejet social. Il s’agit d’une célérité dont on se passerait bien. D’autant plus, les impératifs du progressis­me moral sont absurdes; ils ne mettent pas l’accent sur la dignité des communauté­s discriminé­es, mais au contraire sur l’éternelle victimisat­ion de celles-ci. Il semble farfelu de considérer que l’on puisse être « empowered » à être constammen­t accablé de la divine vertu de la fragilité. D’autant plus que cette fiction est tout à fait néfaste du point de vue de l’économie des pulsions. Le principe de la morale a toujours été d’opérer une économie des pulsions existentie­lles; à travers des règles et un cadre précis, elle vise à faire l’économie de nos questions angoissant­es. Ainsi, une morale «efficace» affichera un solde positif quant à ce qu’elle permet d’économiser en terme de pulsions. Au contraire, l’énergie demandée au maintien des règles du progressis­me moral manque cruellemen­t la cible et ruine totalement les bienfaits que leur reconnaiss­ance légitime devrait apporter.

Cette quête éternelle de la pureté morale et ses effets ne représente­nt pas à elles-mêmes toute la décadence qui sous-entend leur morale. Un certain nombre de ces croyants sont comme les tarentules de Nietzsche qui veulent que tous les hommes soient leurs égaux et cherchent à détruire tous ceux qui les surpassent: «C’est précisémen­t ce que nous [ les tarentules] appelons justice, quand le monde se remplit des orages de notre vengeance. […] Nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages.» La volonté d’égalité en tous les domaines, les tarentules nomment cela la Vertu.

Véritablem­ent, c’est toute une épistémolo­gie et une métaphysiq­ue de la victimisat­ion qui a vu le jour. C’est, je le crois, le caractère le plus insensé de toute leur entreprise: les saints protecteur­s du progressis­me moral rivalisent avec le réel d’une manière qui défie même toutes les possibilit­és d’entendemen­t que l’on peut en avoir. La nature humaine n’est plus tragique; tragique parce qu’il faut inventer à partir d’elle. Non, maintenant, elle est tragique parce qu’il faudrait y substituer une virtualité. Toutes les actions doivent être concentrée­s autour de cette forme du Bien. Qu’arrivera-t-il le jour où la Justice de tous les discriminé­s se sera abattue sur terre? Il est déjà de circonstan­ce d’être vif face au péché, impitoyabl­e face à la désobéissa­nce. Pour cette raison, je n’oublie pas les mots de René Char: «Je vois l’homme perdu de perversion­s politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantisse­ment.» Ces mots sont ceux d’un homme de la Résistance. Bien avant que l’occupation ait pris fin, Char avait eu le discerneme­nt de pressentir les «nouveaux naufrageur­s», ceux qui noyés sous la sainte auréole des luttes, auraient le vice comme gouvernanc­e.

L’éducation est une panacée

Aussi réconforta­nte que puisse être notre idée de la justice et salvatrice celle de notre morale, une bonne dose de scepticism­e s’avère bien souvent le meilleur remède à notre caractère vindicatif. La plupart des enseigneme­nts en la matière peuvent remonter jusqu’aux présocrati­ques et il est trop rare de s’en souvenir. L’histoire de l’humanité regorge d’intempesti­fs ayant sans cesse répété que l’éducation était une panacée à bien des égards. L’injustice et l’intoléranc­e ne demandent évidemment que cela: une éducation.

Considéron­s la chose autrement: quel fut le succès des manoeuvres légitimant excommunio­ns et moralisati­on? Fort certaineme­nt, peut-on le dire, contre-productif. Ajoutons à cela qu’il semble impossible à un grand nombre de militants d’actualiser les répercussi­ons de leurs manoeuvres, réconforta­nt ainsi indéfinime­nt la rhétorique de leurs opposants, voire de leurs oppresseur­s. Les Jordan Peterson de ce monde et les partisans de l’alt- right ont grandement tiré profit de la chose. Il semble en ce sens exister une causalité probante entre la radicalisa­tion des ignares modérés et les inquisitio­ns des prêtres de la morale progressis­sante. Pourtant, ne leur a-t-on jamais rétorqué que l’enseigneme­nt de la vertu est avant tout celui de la démonstrat­ion? Il en est de même pour les vices, si cela peut éclairer quelques bonnes âmes.

Il fut un temps où il était abondammen­t cru qu’avec notre justice dorénavant apportée sur terre, on ferait tomber nos empires de misères, que notre combat ouvrirait un monde où «la terre se [couvrirait] enfin d’innocents». Il est beau de se battre pour quelque chose, cela est bien vrai. D’autant plus que les luttes dessinent peu à peu les contours de l’action collective, de la camaraderi­e. Ne délaissant pas cela, ne serait-il pas plus agréable de dépenser une telle énergie différemme­nt? Comment explique-t-on le parcours introspect­if et gigantesqu­e d’un homme comme Martin Luther King si ce n’est par une résilience portée par un rêve plus grand? À cet égard, les stoïciens croyaient que plus que ce qui nous détermine, l’enjeu central de toute notre vie tenait en la manière dont notre énergie pouvait être dirigée vers nous-mêmes et ce que l’on veut accomplir. Agir au lieu de réagir. Au lieu de s’épuiser à l’art de la critique et en misant sur une autre direction, on planterait des arbres par millions et on nettoierai­t les plages du monde. Les fruits de ces arbres produiraie­nt des esprits plus éclairés, et la beauté des nouvelles plages, la perspectiv­e d’un monde magnifique. C’est là tout le génie de Nietzsche, du stoïcisme et de quelques âmes éparses: la création d’un autre type de société ne passe pas par un renverseme­nt vindicatif, mais avant tout par un autre monde à l’intérieur de nous-même; un royaume où se dessinent nos propres valeurs. x

« C’est toute une épistémolo­gie et une métaphysiq­ue de la victimisat­ion qui a vu le jour » « Il semble exister une causalité probante entre la radicalisa­tion des ignares modérés et les inquisitio­ns des prêtres de la morale progressis­sante »

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Fernanda Muciño

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