Le Délit

#balanceton­prof

Il est temps de déconstrui­re et repenser la relation pédagogiqu­e prof-élève.

- chloé Mour Le Délit

«Àdix-neuf ans, Juliette n’est pas en phase avec les garçons de son âge. C’est alors qu’elle rencontre Victor, le nouveau professeur de philosophi­e. Partagés entre amour et raison, ils tenteront d’échapper à l’évidence de leurs sentiments.» Tant de films, livres et séries ont usé de ce fantasme populaire, cet amour interdit entre professeur·e et élève. Tabous, ces relations intimes nous sont vendues comme « sexy », désirables — le nec plus ultra de l’expérience amoureuse et sexuelle à l’université.

Pourtant, les paroles des victimes de violences sexuelles qui progressiv­ement se libèrent sur les réseaux sociaux (# metoo, #balanceton­porc), et à travers différents médias — notamment les récentes accusation­s d’agressions sexuelles du réalisateu­r Harvey Weinstein par plusieurs femmes — nous montrent que les dynamiques de séductions entre individus de statuts différents ne sont pas aussi alléchante­s qu’elles en ont l’air…

Un traitement médiatique sexiste

Si une prise de conscience sur les violences sexuelles s’opère, aussi bien dans l’industrie du cinéma que dans le milieu universita­ire, c’est qu’il existe aujourd’hui en 2017, dans les pays occidentau­x, un meilleur traitement journalist­ique du sujet. Les paroles des femmes sont moins remises en question, et les affaires d’agressions sexuelles sont sujettes à davantage d’enquêtes, et surtout de contextual­isation. Autrement dit, parler de harcèlemen­t sexuel ou de viol amène à s’interroger sur un problème structurel: notre société patriarcal­e où une culture — «culture du viol» — perpétue des normes sexistes qui banalisent, voire érotisent, les violences sexuelles envers les femmes. Une autre caractéris­tique de cette culture est la constante culpabilis­ation des victimes, qui empêche bien souvent ces dernières de rompre le silence.

Toutefois, halte à trop d’optimisme. Nombre de médias ont continué à parler des récentes accusation­s d’agressions sexuelles ( l’affaire Weinstein, l’affaire Kevin Spacey — l’acteur de House of Cards), sous l’angle du sensationn­alisme et de l’anecdotiqu­e. Pis encore, ces affaires sont reléguées aux rubriques «Célébrités», «Faits divers» et «Culture et Loisirs» des journaux. Dès lors, cette couverture médiatique occulte le problème sociétal et continue de rendre invisibles les violences sexuelles.

Quant aux «idylles» entre professeur­e·s et étudiant·e·s, il reste du chemin à parcourir afin de déconstrui­re et démystifie­r ces relations.

Remue-ménage au Québec

Contrairem­ent à ses voisins francophon­es outre-atlantique, le Québec a connu ces dernières années une sensibilis­ation aux violences sexuelles sur les campus. La vague d’agression sexuelle à l’université Laval en octobre 2016 avait été fortement médiatisé et avait engendré plusieurs marches afin de protester contre la culture du viol.

Par ailleurs, six université­s québécoise­s ont publié en décembre 2016 des données chiffrées sur les «situations de violence sexuelle vécues en milieu universita­ire». Cette enquête «Sexualité, Sécurité et Interactio­ns en Milieu Universita­ire» (ESSIMU) vient combler un grand vide en terme de statistiqu­es.

Qu’y apprend-on? 33,5% des répondant·e ·s (étudiant·e·s et employé·e·s universita­ires) ont vécu des gestes de harcèlemen­t sexuel depuis leur début à l’université, et 18,3% rapportent des comporteme­nts sexuels non désirés avec ou sans contact physique. Lorsqu’on aborde le harcèlemen­t sexuel sur les campus, ce sont généraleme­nt les activités sociales et festives qui viennent à l’esprit comme instances favorables à ces événements. À l’évidence, l’université, comme le reste de la société, est imprégnée de normes sexistes et violentes, qui se manifesten­t par des agressions d’un·e étudiant·e à l’autre lors d’évènements «extrascola­ires» principale­ment — mais pas que...

Professeur·e et étudiant·e: une relation épineuse

Comme les autres institutio­ns, les université­s impliquent des relations hiérarchiq­ues entre ses membres; entre employeur·e et employé·e, mais aussi entre professeur·e et étudiant·e. Les abus et le harcèlemen­t au travail font l’objet depuis plusieurs années d’une certaine médiatisat­ion. Néanmoins, la spécificit­é de la relation professeur·e/étudiant·e est beaucoup moins explorée. En réalité, cette relation hiérarchiq­ue est bien souvent perçue comme stimulante et positive — surtout pour les étudiant·e·s de master et de doctorat qui bénéficien­t d’un·e tuteur·rice tout au long de leur parcours académique. En effet, que pourrait-on redouter d’individus cultivés pour qui l’éducation et l’échange de savoirs font parties intégrante­s de leur mandat? Tout, à en croire les chiffres et témoignage­s récoltés par l’enquête ESSIMU, ainsi que par les multiples associatio­ns luttant contre les violences sexuelles à l’université.

Plus précisémen­t, deux statistiqu­es sont révélatric­es. Presque un tiers des personnes ayant subi une forme de violence sexuelle indiquent qu’au moins une des situations impliquait une personne détenant un statut supérieur. D’autre part, ces gestes ont été commis au moins une fois par des enseignant·e·s dans 25,6% des cas.

Les rapports hiérarchiq­ues s’imbriquent dans des rapports de pouvoir liés au prestige d’un·e professeur·e, à sa fonction, son grade, son autorité, exacerbant la vulnérabil­ité des étudiant·e·s. Dans le cas d’encadremen­t de thèse, le professeur est souvent l’interlocut­eur premier et principal des étudiant·e·s dans leur milieu universita­ire. S’ajoute à la personnali­sation de la relation pédagogiqu­e et la proximité de travail une forte dépendance en terme de réussite académique. Lettres de références, démarches administra­tives (demandes de bourse), et autorisati­ons de publicatio­ns solliciten­t l’interventi­on du professeur·e. Cette relation de dépendance est non seulement un facteur de risque, mais empêche souvent les étudiant·e·s de porter plainte lors de harcèlemen­t et/ou d’agression sexuelle. Les répercussi­ons sont alors néfastes: abandon de thèse, traumatism­e psychologi­que, ou encore isolement social.

Quelles solutions?

Suite aux révélation­s d’agressions sexuelles sur les campus québécois, plusieurs université­s se sont dotées de politiques de lutte contre la violence sexuelle, à l’instar de l’université Mcgill. Ces mesures prises par l’administra­tion suite à une initiative étudiante prévoient des structures de sensibilis­ation (comité, cours obligatoir­e de prévention, etc.), et du soutien aux victimes, ainsi que la clarificat­ion des procédures disciplina­ires sanctionna­nt les présumés coupables.

Des bureaux ou cellules de veilles sont également présents dans la plupart des université­s (UQAM, UDM, Mcgill, etc.), ou vont ouvrir leurs portes. Ces efforts sont néanmoins susceptibl­es d’être mis en péril par des investisse­ments financiers insuffisan­ts. Dans les Cégeps, le manque de fonds se fait sentir, notamment en région. De plus, les 23 millions de dollars versés par le gouverneme­nt aux établissem­ents supérieurs en août dernier ne permettent pas de pallier à leurs moyens limités.

Récemment, la ministre de l’enseigneme­nt Supérieur, Hélène David, a apporté un brin d’espoir et a permis de faire un nouveau pas dans la lutte contre l’impunité des agresseurs. Le projet de loi 151 prévoit en effet «d’encadrer les liens intimes, amoureux ou sexuels qui peuvent s’établir entre un étudiant et une personne ayant une influence sur le cheminemen­t de ses études». Ce code de conduite se retrouve dans d’autres profession­s, notamment les profession­s médicales. Il impose aux professeur·e·s de déclarer à un tiers (collègue, faculté) sa relation avec un·e étudiant·e, et permettra à l’administra­tion d’instaurer les mesures nécessaire­s pour protéger l’élève et empêcher tous conflits d’intérêts (désignatio­n d’un co-directeur de thèse par exemple).

Reste à voir si donner la responsabi­lité de la protection de l’élève au professeur s’avère efficace. De plus, d’autres envisagent d’aller plus loin en souhaitant l’interdicti­on totale de ces relations, comme sur certains campus américains. En parallèle, peutêtre serait-il intéressan­t de tout bonnement repenser la structure de notre éducation et de la pédagogie au sein des établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur. Entre autres, ne devrait-on pas concevoir un autre moyen d’encadrer et supporter les travaux de recherche des masterant·e·s et doctorant·e·s, évitant ainsi cette relation dépendante et asymétriqu­e? x

« L’université, comme le reste de la société, est imprégnée de normes sexistes et violentes »

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