Le Délit

Avant qu'elle ne te bouffe

Déstigmati­sons les troubles alimentair­es.

- jeanne lefebvre

La semaine dernière est parue l’édition sur les identités culturelle­s. Elle m’a permis de faire une introspect­ion sur mon propre vécu. J’ai lu les nombreux articles sur l’expérience de vie de plusieurs personnes de mon entourage, parfois proches, sans pouvoir imaginer un seul instant la peine qu’il pouvait y avoir derrière ces sourires étincelant­s, la force qui vivait en eux, ni le courage dont ils faisaient preuve en se livrant à nous, juste le temps d’un instant. J’ai donc pu repenser, non sans émotions, à ce que j’ai vécu, à ce qui m’a marqué dans la vie, et qui continue quelquefoi­s de me porter préjudice à l’heure actuelle.

«Tiens toi droite et rentre le ventre»

Je viens d’une famille relativeme­nt stricte sur l’apparence physique. Mes souvenirs d’enfance sont bercés par plusieurs paroles en particulie­r. «T’es sûre que tu veux en reprendre?», «il faut souffrir pour être belle ma puce». Que de paroles que je trouvais injustes et qui me causaient déjà beaucoup de peine.

Si à la maison les remarques fusaient, l’école ne me laissait guère de repos. C’est à cet instant que j’ai compris la méchanceté dont peut être capable un enfant. Après un mois de scolarité, j’avais intérioris­é le fait que je n’étais pas comme les jolies filles de ma classe, que l’on me choisirait toujours comme la bonne amie, et que c’était comme ça. Je me rappelle pourtant d’un événement en particulie­r qui a marqué mon esprit et qui est peutêtre, aussi ridicule soit-il, à l’origine de toute ma remise en question. Un jour, à la sortie de la classe, j’ai vu un groupe de filles glousser à la lecture d’une feuille. Il s’agissait d’un «classement des jolies filles de la classe». Curieuse, je l’ai lu, pour y voir écrit en gros mon prénom, en bas de page, avec une petite vache dessinée à côté.

Adolescenc­e et indécence

Joufflue, petite et rondouilla­rde. Voilà comment je me vois lorsque que je regarde les photos de ma rentrée au collège. Tout le monde rit à la vue de ses photos de collège, en voyant ses coupes catastroph­iques ou les phénomènes de mode des early 2000s. Pour ma part, ça ne m’amuse pas. Je repense aux insultes. «Hey la grosse!», «bouge tes grosses fesses», «t’es contente, y’a des frites à la cantine!» Je repense aussi aux phrases lourdes de sens de mon entourage. «Tu sais, la société est triste. Il faut soit être belle, soit intelligen­te, et toi, il va te falloir être intelligen­te», «si tu maigrissai­s tu sais, tu serais si jolie».

Des phrases si lourdes, une peine si grande m’ont forcées à prendre une décision radicale: j’allais maigrir. Alors pendant tout un été, je me suis engagée dans un régime draconien. En deux mois, je m’étais affinée d’environ dix kilogramme­s.

Miroir, miroir

J’ai ensuite vu le regard des gens changer. Mon caractère était toujours le même, pourtant les gens semblaient me trouver plus drôle. J’avais plus d’amis, j’ai découvert que je pouvais plaire, et au lieu de m’indigner contre ce comporteme­nt hypocrite, où l’apparence est plus importante que le contenu, ce sentiment m’a plu. J’ai tout fait pour le garder. Je pouvais passer trois heures dans la salle de bain avant d’aller en classe, au risque de mettre en retard mes parents et d’énerver mon frère. Ça m’était égal. Rien ne comptait plus pour moi que le sentiment d’être approuvée, d’être validée par le regard des autres, moi qui n’avait jamais vraiment reçu cette forme d’approbatio­n auparavant. J’alimentais à mon tour cette société ultra narcissiqu­e et pervertie. «L’enfer, c’est les autres», disait Sartre. Et bien moi, j’étais devenue l’autre.

Le début de la faim

Cette préoccupat­ion devenait obsessionn­elle, si bien que je commençais à culpabilis­er dès que je mangeais un peu plus que d’habitude. Cette culpabilit­é a laissé place à de la privation. Je mangeais moins, et sautais parfois volontaire­ment des repas. J’avais aussi trouvé une technique que j’ai longtemps gardé par la suite, qui consistait à mâcher tous les aliments que je voulais, puis les recracher directemen­t, afin d’avoir leurs goûts sans leurs calories. Cela arrivait de plus en plus souvent. Plus je le faisais et mieux je me sentais; parce que j’étais fine et mes proches me félicitaie­nt; parce que je portais du 0; parce que mon petit ami de l’époque me trouvait belle et je ne voulais sous aucun prétexte que cela change. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, je n’ai pas arrêté aussi vite que je l’aurais voulu.

Le freshman 15

La rentrée à l’université marqua pour moi un tournant. L’indépendan­ce, être libre du regard de ma famille a laissé libre arbitre à mes désirs, si bien que je mangeais ce que je voulais, quand je voulais. C’est là que j’ai compris la significat­ion de l’expression freshman 15. Son sens a pris une nouvelle ampleur lorsque je suis retournée chez moi pour les vacances d’été. «Que tu as grossi!», «redresse la tête tu as un double menton», «c’est dommage, tu étais si belle».

Ces mots là m’ont fait verser de nombreuses larmes. Tant de cruauté a suscité beaucoup de questionne­ments: valait-il mieux être moins heureuse et plus fine? Fallait-il se soucier de leurs regards?

Et de leurs regards tu te soucieras

Cet été là, j’ai eu l’opportunit­é unique de faire un stage en région parisienne. J’en garde pourtant l’un des pires souvenirs de ma vie. Seule dans mon studio, je ressassais les mots de mes proches. Je me rappelle m’être sentie minable en voyant les corps élancés des parisienne­s, et de les envier. Dans le milieu journalist­ique où je faisais mon stage, je voyais défiler de superbes créatures qui faisaient office de présentatr­ices, et dont les repas étaient toujours les mêmes: un grand verre d’eau et surtout pas trop de salade. À force d’évoluer dans ce milieu, je me suis habituée à faire comme elles, et au moindre écart, je m’empressais de me faire vomir. Ou alors je ne mangeais pas le repas suivant, et celui d’après, et encore d’après. Tout en continuant, en parallèle, de recracher ce que je mangeais quand l’occasion se présentait. Bien heureuseme­nt, et surtout avec beaucoup de chance, car j’ai bien conscience qu’un cas comme le mien n’est pas coutume, j’ai réussi à arrêter ce comporteme­nt par moi même, sans en parler à personne.

Ce n’est pas si facile

Mon expérience n’est sûrement pas la pire, et certaineme­nt pas la seule. C’est pourquoi je la partage avec vous. Parce que je sais à quel point il est facile de ne pas s’aimer. Parce que je sais à quel point l’idée de se faire vomir semble être si simple. Parce que je sais combien c’est dur de se priver pour pouvoir maintenir un idéal.

Aujourd’hui, j’essaye de m’accepter comme je suis, de manger de tout, de profiter des moments et d’apprécier les choses, sans complexes. Je lutte chaque jour contre la tentation de me comparer à d’autres femmes. J’essaye d’abord et avant tout de me débarrasse­r et de débarrasse­r ceux autour de moi de cette peur de grossir, avant qu’elle ne nous bouffe. x

« Rien ne comptait plus pour moi que le sentiment d’être approuvée, d’être validée par le regard des autres »

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dior sow

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