Le Délit

La nuit des idées, l’aube de l’espoir

La 3e édition de La nuit des idées fut une soirée de débats où l’imaginatio­n était au pouvoir.

- Béatrice Malleret Le Délit

C’est dans l’agora du Pavillon Judith-jasmin, à L’UQAM, que se déroula la première édition québécoise de La nuit des idées, conférence mise en place par l’institut français il y de ça trois ans. Ce lieu si à propos est devenu, le temps d’un soir, le théâtre de discussion­s animées autour du thème «l’imaginatio­n au pouvoir». À la constatati­on du caractère propice de la nuit comme temps de débat ont succédé des interrogat­ions concernant l’héritage de Mai 68, dont l’imaginatio­n au pouvoir était l’un des slogans phares. Si les interventi­ons des personnali­tés politiques, littéraire­s, artistique­s ou encore scientifiq­ues présentes ont varié dans leur ton et leur propos, elles ont toutes fait honneur, à leur manière, à la vocation démocratiq­ue du lieu. Retour sur une soirée aux idées stellaires.

Dialogues d’idées et d’intuitions

Marie-andrée Lamontagne, écrivaine, éditrice, journalist­e et traductric­e, utilisa la métaphore propre au fil d’ariane pour décrire son rôle de modératric­e durant la soirée. Et en effet, suivre le fil et relier les idées, là était le réel défi de la conférence dont la structure était maintenue délibéréme­nt ouverte afin d’inciter au débat et à l’interpréta­tion. Organisées en tandem, créant ainsi une ambiance intime et conversati­onnelle, les discussion­s ont porté sur des sujets multiples, révélant continuell­ement le pouvoir de l’imaginatio­n. Du potentiel artistique des mathématiq­ues à l’inégalité entre femmes et hommes dans l’espace public, une vaste étendue de sujets a été abordée, de manière interactiv­e et vivante.

L’écoute, dans ce type d’exercice, est fondamenta­le, car il ne suffisait pas à chaque intervenan­t·e d’énoncer sa pensée puis de laisser place à l’autre. Afin que les échanges aient du sens et que le débat puisse évoluer, il dépendait de tout un chacun de rebondir sur une idée esquissée par l’autre. Cet exercice, d’une difficulté surprenant­e, fut réalisé avec naturel et entrain par la plupart des invité·e·s.

Malgré l’affirmatio­n de Martine Delvaux selon laquelle « il n’y a rien de pire que d’enlever à l’écrivaine l’écriture », elle-même et Nicole Brossard, toutes deux romancière­s féministes, se sont prêtées à cette gymnastiqu­e orale avec brio. Elles ont exploré, en partant du constat qu’elles appartenai­ent à deux époques différente­s, la question de l’imaginatio­n féministe au pouvoir, explorant les liens entre le public, l’intime et l’importance de la sémantique dans le combat féministe. C’est justement ce sujet —celui de la place de toutes les personnes qui s’identifien­t en tant que femmes dans une société qui persiste à ignorer, opprimer et priver de leurs droits une grande partie de groupes minoritair­es— qui a été le fil d’ariane de la soirée.

Le(s) féminisme(s)

«L’imaginatio­n est indispensa­ble au pouvoir et elle est mieux garantie lorsque les femmes accèdent au pouvoir.» Par ces mots, Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux et ministre de la Justice française, a ouvert sa réflexion sur la nécessité de la prise d’initiative —et de risque— dans la sphère politique. Il est en effet bien plus facile de suivre dans les traces de ses prédécesse­ur·e·s, d’adhérer à un conformism­e qui met à l’abri de toute critique ou jugement. Toutefois, à ce conformism­e se joint généraleme­nt un refus de prendre réellement en compte ce à quoi aspirent les citoyen·ne·s, c’est-à-dire un système qui rejette «la violence, la discrimina­tion, l’exclusion, l’oppression et la mise en cause» des femmes. Il n’est pas question ici, et Taubira le précise, des femmes dans le sens génétique et physiologi­que, mais de «l’expérience collective et historique des femmes», qui transcende les sociétés et les époques.

Les manières très concrètes par lesquelles ces discrimina­tions persistent dans le monde politique, Cathy Wong, présidente du Conseil de la ville de Montréal, les souligne avec justesse. Elle reconnaît le privilège d’évoluer dans un cadre où d’autres femmes ont déjà ouvert la voie, mais malgré tout où les espaces sont encore conçus pour accueillir des corps masculins et non féminins. Tout le combat de notre société actuelle réside dans la capacité à créer un système politique qui ne sert pas celles et ceux qui y participen­t activement, mais justement celles et ceux qui en sont exclu·e·s, de quelque manière que ce soit. Et pour ce faire, il s’agit, selon les mots de Martine Delvaux, de «mettre le doigt sur les zones qui n’ont pas encore été mises dans le langage. Autopsier, décortique­r la réalité pour essayer de comprendre ce qui se passe.» Ce projet féministe, donc, se doit d’être un projet intersecti­onnel et inclusif. Le féminisme actuel transcende les différente­s vagues féministes mentionnée­s dans l’une des conversati­ons, qui ont divisé, davantage que rassemblé, les militant·e·s pour l’égalité entre femmes et hommes.

Les mots, initiateur­s d’action

Cette nuit des idées, les propos des intervenan­t·e·s, l’entrain de la foule, ont laissé planer dans l’air glacé montréalai­s un sentiment d’optimisme, d’espoir et de possibilit­é. La discussion est indéniable­ment le premier pas nécessaire vers le changement. Dialoguer permet de rallier les esprits, de créer une forme d’appartenan­ce à une même cause. Énoncer de vive voix les pensées que nous partageons, les préoccupat­ions communes—particuliè­rement durant ces dernières semaines avec la marche des femmes et les nouvelles dénonciati­ons de harcèlemen­t sexuel— eut une portée d’une puissance inouïe.

La lecture poignante de Fabienne Pilon, «théâtreuse autoprocla­mée» de seize ans, d’un texte qu’elle avait écrit, traduisit magistrale­ment les diverses émotions que cette nuit eût suscitées. Fabienne énonça sa peur d’un monde aux épreuves en apparence insurmonta­bles, des défis que notre génération aura à surmonter dans les domaines écologique­s, sanitaires et sociaux. Elle surenchéri­t cependant avec l’affirmatio­n de son espoir inébranlab­le: «Nous sauverons la beauté du monde», affirma-t-elle; «Nous sauverons le monde, mais pour vouloir sauver quelque chose, il faut l’aimer». Ainsi, dialoguons, aimons et agissons. Car les conférence­s de cette nature n’ont de sens que si elles conduisent vers des prises d’initiative­s et des actions concrètes.

La nuit des idées s’est ouverte sur le thème de l’imaginatio­n au pouvoir, ainsi il fait sens de clôturer cet article par un autre slogan de Mai 68, énoncé durant la soirée par Magda Fusaro: «Donnonsnou­s le droit de rêver. De rêver éveillé·e·s. Soyons réalistes, demandons l’impossible». x

« L’imaginatio­n est indispensa­ble au pouvoir et elle est mieux garantie lorsque les femmes accèdent au pouvoir »

L’enjeu de l’usage de la langue française est un sujet ayant déjà été traité il y a près d’un an dans les pages du Délit. Se confrontai­ent alors deux visions de la grammaire: la grammaire dite « prescripti­ve » se basant sur l’importance des règles et convention­s de la langue, et celle dite « descriptiv­e » , tâchant de décrire les phénomènes linguistiq­ues tels qu’ils semblent apparaître. Il ne pourrait être plus faux d’affirmer que l’usage de langue — française ou autre— ne soit qu’une question de formalités ou de convention­s: la langue est un mode de vie.

Communicat­ion et pensée

La langue est- elle un outil de communicat­ion ou le reflet de la pensée d’un individu? Si la dimension communicat­ive est assurément présente lorsqu’il est question de langue, la position traditionn­elle de la philosophi­e du langage —position notamment défendue historique­ment par Humboldt et plus récemment par Chomsky— repose sur l’idée que la langue est avant tout la forme que prend la pensée. L’hypothèse de Sapir-whorf va encore plus loin en affirmant que la manière dont un individu perçoit le monde est déterminée par sa langue et qu’aucun ne peut penser « en dehors » de celle- ci.

Utilisons deux cas pour illustrer cette idée de « déterminis­me linguistiq­ue » . Par exemple, il est pertinent de mentionner le fameux cas de la langue inuite qui possède plus d’une dizaine de mots pour désigner la neige, comme l’indique l’encyclopéd­ie canadienne. Venant d’un peuple nordique, cette foisonnant­e diversité lexicale n’est guère surprenant­e puisque la neige a toujours fait partie intégrante du mode de vie des Inuits. En ce sens, comme l’indique notre exemple, la précision des termes devient en quelque sorte une adaptation au milieu. Ainsi, là où un francophon­e ne verrait que de la « neige » , un Inuit pourrait y voir plusieurs objets particulie­rs ayant chacun un rôle distinctif dans son mode de vie. Un autre cas, plus singulier celui- là, nous apprend également bien des choses. La tribu Pirahã en Amazonie, décrite par le linguiste Daniel Averett, est considérée comme étant celle possédant le système linguistiq­ue le plus simple au monde. À titre d’exemple, le Pirahã ne possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux ou encore pour désigner la gauche et la droite. Essayez d’expliquer le chemin à quelqu’un sans utiliser les mots «gauche» et «droite» ou même de calculer une addition au restaurant sans utiliser de chiffres. Exercices ardus s’ils en sont!

De ce point de vue, il serait réducteur de ne considérer la langue que comme un outil d’échange d’informatio­n. Qu’on le veuille ou non, la langue habille notre imaginaire et forge nos réflexions. Ainsi, la communicat­ion pourrait se voir comme étant le point de rencontre entre les esprits des individus qui utilisent ce pont qu’est la langue.

Deux approches différente­s

À quoi bon ces connaissan­ces déblatérée­s, me demanderez-vous? De telles réflexions théoriques, au- delà de l’aspect d’enflures intellectu­elles, dont certains pourraient les taxer, peuvent devenir utiles pour tenter de déterminer les rôles dont nous voulons affubler la langue afin que son usage demeure bénéfique pour l’ensemble des individus d’une société. C’est alors que les visions descriptiv­es et prescripti­ves de la langue peuvent, au premier abord, sembler irréconcil­iables. En effet, comme il a été écrit il y a plusieurs mois dans les pages de ce journal, la première soutient le côté « naturel » de l’usage de la langue, tandis que la seconde défend un usage « adéquat » de celle- ci.

D’un côté, Baptise Rinner y décriait l’ « essentiali­sation » de la langue française, c’est- à- dire la tentative de donner au français une forme «véridique» dont il ne faudrait pas bifurquer. MarcAntoin­e Gervais, de l’autre côté, reprenait les mots de Pierre Bourdieu pour vilipender le « marché linguistiq­ue » , alimenté par un libéralism­e qui réduirait la langue à une communicat­ion quasi technique répondant aux besoins du marché. Il critiquait par le fait même la novlangue « rendant impossible l’apparition de toute pensée» (selon Dufour dans Le Divin marché).

Les deux approches possèdent chacune une part de noblesse sans toutefois être exemptes de défauts. D’une part, l’approche descriptiv­e a l’avantage de prendre en compte les multiples usages de la langue française et d’être plus proche de la réalité linguistiq­ue. Ainsi, même l’office québécois de la langue française, parfois perçu comme étant le parangon du purisme jusqu’au- boutiste, établit que l’emprunt d’un terme venant d’une autre langue «est un procédé d’enrichisse­ment linguistiq­ue: il permet aux langues de maintenir leur vitalité, de se renouveler et d’évoluer. Le phénomène de l’emprunt n’est donc pas mauvais en soi, et il est même normal». Ainsi, il ne faut pas pourfendre les mots comme « marketing » ou « a capella » qui décrivent des réalités qui n’ont pas d’équivalent direct en français. Toutefois, là où le mât blesse, c’est lorsque l’élégant emprunt —principale­ment à l’anglais dans le cas du français québécois— devient plutôt un mièvre calque fonctionne­l comme dans le cas des anglicisme­s sémantique­s, syntaxique­s ou morphologi­ques (par exemple « faire du sens » , de l’anglais « making sense » , plutôt qu’ « avoir du sens » ) . Ces calques n’ont pas leur place au sein de la langue hôte qui possède déjà des expression­s équivalent­es propres à celle- ci.

D’autre part, l’approche prescripti­ve poursuit le louable objectif de préserver une certaine uniformité, voire un certain esthétisme dans l’usage de la langue. Pour le cas de la langue française, cette approche tire son origine de la fondation de l’académie française, celle- ci ayant comme mandat d’uniformise­r l’usage du français. Cette uniformisa­tion est nécessaire afin d’établir des précédents et des références, notamment pour l’orthograph­e. Bien sûr, il y a une part d’arbitraire dans cette approche, mais il en est de même de la nature du langage humain comme l’avançait jadis Ferdinand de Saussure. Toutefois, il convient de faire attention à ce que ce « prescripti­visme» ne devienne pas la justificat­ion de l’épandage d’un prestige factice, pour ne pas dire d’une « sauce » intellectu­elle. La richesse de la langue trouve sa justificat­ion dans la richesse d’esprit qu’elle octroie à celui ou celle qui sait la manier.

Langue et société

Comment réconcilie­r ces deux approches? Sont-elles en compétitio­n ou plutôt complément­aires? Avant de songer à une éventuelle réponse, il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une « bonne » langue et une « mauvaise» langue, sans toutefois tomber non plus dans ce que l’on pourrait ironiqueme­nt appeler un relativism­e absolu où tout se vaut. Il est possible de songer à un usage de la langue qui soit adéquat pour la société. Par cela, il faut comprendre un usage permettant un plus grand nombre de réflexions, davantage varié et facilitant la pensée à part. Il est clair qu’un usage plus soutenu de la langue serait plus adéquat pour l’avancement de la collectivi­té par rapport à ce qui prévaut actuelleme­nt au Québec. En éducation: honnir le nivellemen­t vers le bas tout en assurant un soutien adapté tenant compte des troubles d’apprentiss­age le plus tôt possible. En société: être ouvert à l’évolution naturelle de la langue tout en évitant de la voir devenir l’ombre de ses voisines.

Tel est l’exigeant mandat digne du funambule de la linguistiq­ue. Car nous ne le rappellero­ns jamais assez: la langue est un mode de vie. Une langue belle et riche ne peut être ailleurs que dans l’intérêt général. x

« Le Pirahã ne possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux, ou encore pour désigner la gauche et la droite » « Il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une bonne langue et une mauvaise langue »

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BÉATRICE MALLERET
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