Le Délit

Mythologie : La gloire sportive

Oublier ses maux pour brandir un trophée.

- MARCO-ANTONIO HAUWERT RUEDA Éditeur Philosophi­e

C’était un jour d’été ensoleillé. Je me promenais dans les ruelles de la ville de Venise, suivant les pas de la dame qui nous faisait faire un tour du quartier de Saint-marc, quand nous croisâmes un drapeau suspendu du balcon d’un troisième étage. Son fond amarante peignait la rue d’une teinte de grenat, ses motifs dorés se reflétaien­t sur le carrelage du sol et son lion en or, aux ailes d’aigle, éblouissai­t le regard de toute personne qui osait le croiser. C’était le drapeau de Venise.

On pouvait observer ce drapeau un peu partout à travers la ville. « Nous sommes très fiers d’être Vénitiens, ici », déclara la dame avec fierté. Or, juste à côté du drapeau vénitien se trouvait un autre drapeau, que je ne remarquai qu’en second lieu : le drapeau national de l’italie. Cela m’étonna puisque la dame avait répété plusieurs fois que les Vénitiens avaient toujours apprécié leur indépendan­ce par-dessus tout. « Nous fûmes une république indépendan­te pendant un millénaire », racontait-elle. Hisser un drapeau étranger leur serait donc normalemen­t inimaginab­le.

« C’est que l’italie a eu plusieurs succès sportifs remarquabl­es cette année », expliqua la dame. En effet, l’italie venait de remporter l’euro de football et, quelques semaines plus tard, la course de vitesse aux Jeux Olympiques de Tokyo. Ainsi, d’un jour à l’autre, les Vénitiens décidèrent soudain qu’ils étaient Italiens.

L’extase de la gloire

La nuit de la finale de l’euro, à la suite de la victoire de l’italie face à l’angleterre, les Vénitiens allèrent célébrer dans les places, les ruelles et les canaux de leur île, chantant l’hymne italien et brandissan­t le drapeau vert-blanc-rouge. « L’italie est grande! », ou bien « Allez l’italie! », pouvait-on entendre tout autour de la ville. Enfin, après tant d’années d’attente, le pays des Latins s’était imposé parmi les grandes nations du monde.

Oubliés le taux de pauvreté, le taux de chômage et le taux de je ne sais quelle autre chose que les étrangers pourraient utiliser pour mépriser l’italie. Ce jour-là, l’italie était, aux yeux de ses citoyens – tous ses citoyens –, univoqueme­nt grande. Tant le riche homme d’affaires que le jeune chômeur pouvaient se mettre d’accord sur ce point qu’ils étaient chanceux d’être nés dans cette riche terre qu’est l’italie.

Un peu à la façon des Romains de l’antiquité, les Italiens retournère­nt quelques semaines plus tard à l’arène (de nos jours, leur télévision) pour admirer le prochain combat de leurs gladiateur­s : les Olympiades. À la surprise de certains, ce fut un succès fulgurant, l’italie ne remportant pas une, pas deux, mais quarante médailles, l’une après l’autre et sans arrêt pendant 16 jours. L’extase de la gloire atteint alors un niveau jamais connu auparavant : la réussite des combattant­s italiens n’était plus un coup de chance, c’était désormais une réalité permanente.

Pendant qu’ils applaudiss­aient les exploits de leurs gladiateur­s, cependant, les spectateur­s romains oubliaient bien sûr que les rues de

Rome étaient toujours gorgées de pauvreté et de maladies. L’italie contempora­ine, frappée par un an et demi de pandémie, n’avait pas changé non plus du jour de la finale au lendemain. Seule la lentille qu’utilisaien­t les Italiens pour apprécier leur pays avait changé. Plutôt qu’à Rome, il semblerait en fait qu’ils se soient retrouvés au pays des Lotophages. Nourris par le lotos addictif de la victoire sportive, les Italiens – comme Ulysse dans l’odyssée – finirent par oublier où ils étaient véritablem­ent.

Une salvation divine

De la même façon qu’ils oublièrent les maux qui touchaient leur ville, les Vénitiens oublièrent – presque trop facilement – leurs rancoeurs envers ce collectif imaginé qu’est l’italie. Tout d’un coup, tout Vénitien était content d’agiter son drapeau italien à la vue de tous et de discuter de la « grandeur » de l’italie avec ses voisins. Qui plus est, pendant les compétitio­ns sportives, les Vénitiens s’accrochère­nt au drapeau tricolore comme si leur vie en dépendait. Bien plus qu’un objet de fierté, il semblerait donc que le drapeau représenta­it un objet de comble existentie­l.

En fait, les exploits des athlètes italiens leur permettaie­nt de combler le plus grand de leurs vides : l’absence de sens. Vides par eux-mêmes et désespérés de trouver un objet auquel ils pouvaient accorder un sens, les Vénitiens firent du sport le bastion de leur fragilité existentie­lle. Les Vénitiens réussirent à effacer leurs maux, leurs doléances, leurs divisions et leurs conflits au profit de la réalisatio­n existentie­lle qu’est la gloire sportive. Toutefois, rappelons que, très similairem­ent, Ulysse et ses marins se sentaient comblés lorsqu’ils goûtaient le jus du lotos au pays des Lotophages. Le seul effet de ce fruit fut pourtant d’engourdir les marins dans un sommeil indéfini, loin de l’atteinte de leurs aspiration­s réelles. ⊘

« Nous sommes très fiers d’être Vénitiens, ici » Guide touristiqu­e

« D’un jour à l’autre, les Vénitiens décidèrent soudain qu’ils étaient Italiens »

« Les Vénitiens retournère­nt à l’arène pour admirer le prochain combat de leurs gladiateur­s »

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alexandre gontier
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Giovanni paolo panini

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