Le Devoir

Parrainer pour tromper les bombes

- LISA-MARIE GERVAIS

Ils sont cinq Montréalai­s dans la trentaine. À l’automne dernier, ils ont décidé de parrainer des réfugiés syriens, les Darwish. Voici le premier volet de l’histoire de deux familles qui ne se sont jamais rencontrée­s, mais dont le destin est soudé à jamais.

C’est Maude Ménard-Dunn, jeune maman étudiante à la maîtrise en travail social à l’UQAM, qui a d’abord eu l’idée de se lancer dans l’aventure d’un parrainage privé. Terrassée par son impuissanc­e devant le conflit, elle s’est rabattue sur un groupe Facebook pour en savoir plus. Les bombes, les explosions, les morts. «J’avais l’impression de suivre ce qui se passait non pas du point de vue d’un journalist­e, mais d’un citoyen, de quelqu’un qui nous ressemblai­t », raconte-telle

dans sa cuisine ensoleillé­e, baignée des effluves des crêpes du dimanche matin.

Au fil de cette correspond­ance, les questions de la résidente du paisible Rosemont ont trouvé les réponses de Feras Darwish, sous les bombes d’Alep. Pourquoi la guerre? Combien de temps encore? Feras lui racontait la fatigue, ses sept déménageme­nts en trois ans, ses nuits (trop) courtes, où il tentait d’amuser ses enfants réveillés par les raids aériens. Des milliers de gens fuyaient la Syrie, mais Feras et

sa famille — et leurs deux chats blancs — restaient. «Ils étaient très attachés à leur pays. C’est chez eux. Pour Feras, rester était comme un acte de résistance », explique Rafaëlle Sinave, enseignant­e au cégep du Vieux-Montréal, qui est l’une des «marraines» de la famille.

À Maude, qui insistait pour l’aider, il disait simplement d’encourager la pression politique sur le régime de Bachar al-Assad. «Il disait que c’était trop tard pour lui et sa famille, qu’il n’y avait rien à faire.» La jeune maman s’est entêtée. Elle en a parlé à son chum Philippe et a écrit à des amis un courriel intitulé «Entre déraison et révolution». Pour ses idées, Maude avait décidé, elle aussi, de se battre.

Des doutes

À l’heure actuelle, 9000 réfugiés syriens sont parrainés au privé et 15 000 le sont par le gouverneme­nt. Si les amis de Maude l’ont vite épaulée dans son projet de parrainage, étonnammen­t, c’est le principal intéressé qu’il a fallu convaincre. «Il y avait beaucoup d’incrédulit­é de la part de Feras. Il me demandait pourquoi j’allais lui faire confiance et l’aider comme ça, gratuiteme­nt. Après tout, on ne se connaissai­t pas», raconte la jeune femme. Plus tard, Feras lui a avoué la raison de sa méfiance: il a cru qu’elle était un agent double du gouverneme­nt al-Assad. À un certain moment, il a même demandé à sa soeur, qui vit en Arabie saoudite, d’appeler Maude pour vérifier ses intentions.

«Les deux, on est assez estomaqués de voir comment on a réussi à finalement se faire confiance mutuelleme­nt », souligne Maude, qui a dû affronter quelques commentair­es et craintes au sujet du terrorisme. Rafaëlle s’indigne. «On dirait qu’on est tellement brainwashé­s qu’il faut automatiqu­ement se méfier quand c’est quelqu’un qui vient de Syrie.» Reste que cet engagement ne doit pas être pris à la légère. Les parrains sont financière­ment responsabl­es de la famille qu’ils accueillen­t pendant un an.

Tout est allé très vite. Pendant que Maude et

ses acolytes se dépatouill­aient dans les formulaire­s l’automne dernier, une campagne de sociofinan­cement a été lancée: dès les premiers jours, des dizaines de personnes ont répondu à l’appel et 10 000$ ont été amassés. L’objectif de 29 700$ — soit l’argent que le gouverneme­nt exige pour parrainer des réfugiés — a été atteint en trois semaines. «Feras ne comprenait pas pourquoi toute cette générosité. Il a bien vu que son histoire touchait les gens. Ça l’a convaincu de faire le saut.»

Après la rencontre, la fuite

Les deux trentenair­es ont vite été récompensé­es de leurs efforts: une première conversati­on Skype avec la famille. « Ça a été le moment le plus émouvant de toute ma vie », lance Rafaëlle, encore fébrile. Cela faisait un mois que la famille montréalai­se avait entamé les démarches de parrainage. Feras, craignant de ne pouvoir s’exprimer suffisamme­nt bien en anglais, a plutôt fait parler son père. « C’était tellement poignant. Tu voyais tout l’amour de ce père-là envers son fils et sa famille. J’ai fondu en larmes. »

« I salute the humanity in you [Je salue l’humanité en vous] », a renchéri Maude tout sourire, imitant l’accent syrien en roulant ses «r». «Il nous remerciait. Il était tellement touché.» Depuis, Feras et elle s’écrivent tous les jours, s’envoient photos et vidéos, des dessins de leurs enfants et beaucoup d’émoticônes de bonhommes sourire. Puis, est venu ce jour de novembre où Feras et sa famille ont quitté la Syrie pour toujours et fui en Turquie. C’était quelques jours après les attentats du vendredi 13 en France. Dans le monde, la tension venait de monter d’un cran.

«Nous voulons t’informer que nous quittons Alep demain matin. Si quelque chose nous arrivait, sache que nous ne vous oublierons jamais. Take care .» C’est le message que Feras a écrit à Maude le jour de son départ. L’angoisse. Deux jours plus tard, Feras a rappelé depuis la Turquie. Ils étaient sains et saufs. « Nous, on pleurait. Feras ne comprenait pas pourquoi. Il nous disait: “Don’t be sad. Be proud [Ne soyez pas tristes. Soyez fiers]” », raconte Rafaëlle.

Jeudi dernier, une autre bonne nouvelle est tombée: la famille Darwish a été convoquée à l’entrevue à l’ambassade canadienne d’Ankara, à peine six mois après le début des démarches. Tout le monde est aux anges. Y compris le petit chérubin de Maude, Rémi, âgé de 5 ans, qui a hâte de rencontrer ses nouveaux amis qui viennent «du pays de l’arabe». Et attendant, pour tromper cette attente insoutenab­le, Maude rêve en boucle à la scène de l’aéroport. «Peu importe comment ça va cliquer avec eux, ça va être mission accomplie», conclut Rafaëlle.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Maude, Philippe et Rafaëlle parrainent une famille d’Alep, en Syrie.

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