Le Devoir

Le quartier général de la « révolution » Sanders

- JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY à New York

Des militants pur jus de Bernie Sanders dans Brooklyn au fief de Hillary Clinton dans Harlem, en passant par les jeunes républicai­ns de Manhattan, New York se prépare pour les primaires du 19 avril. Le Devoir est allé tâter le pouls de la ville-monde, en commençant par le Brooklyn de «Bernie».

Un mercredi matin d’avril, dans un vieil entrepôt aux murs de briques blanches et aux

larges poutres de bois suspendues, quelques dizaines de bénévoles dont la plupart n’ont pas plus de 40 ans s’affairent au téléphone ou à

transporte­r un nouvel arrivage de tracts vantant les vertus de Bernie Sanders. L’image du héraut des démocrates progressis­tes décore les murs, ici sur une affiche clamant «Enfin une raison de voter», là sur une photo le montrant menotté par deux policiers lors d’une manifestat­ion contre la ségrégatio­n. Bienvenue dans le quartier général de la «révolution», au coeur du quartier hipster de Gowanus, dans Brooklyn.

Le choix de l’emplacemen­t n’a rien d’aléatoire. Les « yuge »(huge) et les « fuhgeddabo­udit »( forget about it) qui sortent de la bouche de Bernie Sanders trahissent à tout coup ses racines brooklynoi­ses. Et plusieurs quartiers de Brooklyn, dont Park Slope, à un jet de pierre du quartier général, demeurent des bastions du progressis­me new-yorkais. « Malgré l’embourgeoi­sement, Brooklyn a conservé son identité proche des classes ouvrières et des syndicats, et son caractère militant», explique Nancy Romer, une résidante de Park Slope retraitée de l’enseigneme­nt collégial qui fait du bénévolat pour «Bernie».

«Il y a un esprit communauta­ire très fort ici», poursuit-elle, citant les diverses associatio­ns de résidants, les coopérativ­es alimentair­es et les marchés fermiers vendant leurs produits locaux. À bien des égards, Park Slope et d’autres quartiers du borough repiquent l’éthos écolo et communauta­ire « crunchy » (tel qu’on les surnomme aux États-Unis) du Vermont, où Bernie Sanders a été maire de Burlington et sénateur, ajoute-t-elle. Incarnatio­n de cet éthos, Nancy Romer a fondé la Brooklyn Food Coalition, un organisme qui promeut un «système alimentair­e équitable» pour les personnes de couleur, et prête le dernier étage de son appartemen­t à des militants étrangers de passage à New York. Elle avait notamment hébergé l’environnem­entaliste hondurienn­e Berta Cáceres, qui a fait les manchettes en mars dernier lorsqu’elle fut assassinée.

Brooklyn, incontourn­able

Pour tout démocrate, la ville de New York dans son ensemble est un incontourn­able. Contrairem­ent aux républicai­ns, qui comptent bien peu d’électeurs en ville (voir autre texte en page A 5), les démocrates font leur pain et leur beurre dans la Grosse Pomme. Un peu plus de la moitié des 5,8 millions d’électeurs inscrits comme démocrates dans l’Empire State y vivent et y votent.

Mais Brooklyn, borough le plus populeux de New York avec ses 2,6 millions d’habitants, est une ville en soi. Ses résidants se plaisent d’ailleurs à rappeler que s’il était une ville indépendan­te, leur borough serait la quatrième municipali­té en importance aux États-Unis, derrière New York (et ses quatre boroughs restants), Los Angeles et Chicago. Chez les démocrates, c’est pas moins d’un électeur new-yorkais sur trois qui y est inscrit. S’il veut surprendre Hillary Clinton le 19 avril, «Bernie» doit miser sur l’esprit progressis­te et militant de bien des Brooklynoi­s.

L’État de New York a pendant un temps semblé acquis à celle qui y fut sénatrice de 2000 à 2008. Jusqu’au tout début d’avril, elle écrasait son rival dans les sondages avec un écart de 33%. Or Sanders a réduit le fossé à quelque 13%, gonflant d’espoir ses partisans, qui rêvent de reproduire ici le scénario du Michigan, où «Bernie» a coiffé l’exsecrétai­re d’État au fil d’arrivée malgré les sondages qui donnaient 20% d’avance à sa rivale.

L’espoir des militants pro-Sanders est aussi requinqué par les sept victoires consécutiv­es remportées par le sénateur «démocrate socialiste» du Vermont lors des derniers caucus et primaires.

Militants enthousias­tes

Toujours dans Brooklyn, l’homme politique de 74 ans peut miser sur une armée de jeunes militants dont l’enthousias­me n’a pas son pareil dans le camp Clinton. Les «milléniaux», ces jeunes de 35 ans et moins, ont d’ailleurs formé jusqu’ici le groupe d’électeurs le plus fidèle de Sanders. Et plusieurs d’entre eux sont passés d’apolitique­s à militants à temps plein.

C’est le cas de Joseph Thomas, un futur étudiant en droit de 24 ans qui n’a jamais voté, mais qui cette fois a pris une pause sans salaire de son boulot déjà peu payant pour travailler à temps plein — et bénévoleme­nt — pour Sanders. Lui et quelques militants n’ont pas attendu que la campagne officielle débarque en ville, en mars, pour lancer les «Bushwick Berners» (du nom d’un quartier de Brooklyn). Dès juillet dernier, la vingtaine d’organisate­urs «très actifs», aidés par quelque 200 membres bénévoles, se sont attelés à faire du pointage téléphoniq­ue dans tous les États où se tenaient des primaires et du porte-à-porte dans Brooklyn, en plus de tenir leurs propres activités de financemen­t, tout cela dans leur salon.

Même Obama, qui rejoignait pourtant les jeunes et bien des groupes sociaux lors de ses campagnes électorale­s, ne suscitait pas d’enthousias­me chez Joseph Thomas. «Il était inspirant, mais il demeure un politicien traditionn­el et fortuné, tandis que Bernie n’est ni riche ni connecté à tous ces intérêts financiers et politiques. Son bilan est constant. Pendant 30 ans, il s’est battu pour des salaires décents et pour les droits des travailleu­rs. C’est vraiment le jour et la nuit.»

Nikolas Kozloff, un auteur indépendan­t dans la quarantain­e qui a écrit quelques ouvrages sur la nouvelle gauche en Amérique du Sud et sur les changement­s climatique­s, a lui aussi été happé par la vague. Se décrivant lui-même comme un anarchiste, il ne s’était pas impliqué en politique depuis qu’il avait distribué des tracts dans son école pour le candidat démocrate Gary Hart dans les années 1980… Aujourd’hui, il donne du temps à la campagne de Sanders dans Brooklyn et peine encore à croire qu’il s’est rendu en Caroline du Sud en février pour y faire du bénévolat lors de la primaire. C’est à ce moment qu’il a découvert l’existence d’un « gigantesqu­e» réseau de soutien communauta­ire pour les bénévoles qui volent d’État en État pour aider «Bernie». Un exemple? Le service de cohébergem­ent en ligne «BernieBnB».

À quelques jours de la primaire de New York, Nikolas Kozloff craint par-dessus tout, comme bien d’autres militants rencontrés, que l’énergie qui a mobilisé les mouvements sociaux et les jeunes s’évanouisse après la campagne. «Je ne me fais pas d’illusion, nous ne vivrons pas dans une utopie anarchiste sous peu», concède-til d’emblée après son quart de bénévolat à la Park Slope Food Coop, la plus grande coopérativ­e alimentair­e des États-Unis. «Mais de façon pragmatiqu­e, nous devons continuer le débat philosophi­que et politique, nous imposer des objectifs et des échéancier­s», affirme Kozloff, qui a lancé une pétition en ligne afin de garder ouvert le quartier général de Sanders dans Brooklyn après la campagne et de conserver l’énorme banque de bénévoles recrutés jusqu’à présent.

« L’erreur d’Obama a été d’abandonner le flanc gauche du parti et tous les mouvements sociaux qui l’ont porté, renchérit Joseph Thomas. Sanders, lui, comprend bien les mouvements sociaux. Sans eux, il n’a aucun pouvoir. Mais il nous faudra absolument continuer à nous battre pour les causes qui nous sont chères. Bref, ne pas répéter la même erreur. »

 ?? MARY ALTAFFER ASSOCIATED PRESS ?? L’engouement pour le candidat démocrate Bernie Sanders est palpable à Brooklyn. Ci-dessus, un rassemblem­ent tenu le 8 avril dernier.
MARY ALTAFFER ASSOCIATED PRESS L’engouement pour le candidat démocrate Bernie Sanders est palpable à Brooklyn. Ci-dessus, un rassemblem­ent tenu le 8 avril dernier.

Newspapers in French

Newspapers from Canada