Le Devoir

Les programmes de prévention sont-ils efficaces ?

- ISABELLE PARÉ

Très peu d’études ont mesuré l’efficacité réelle des programmes de prévention de la radicalisa­tion auprès des jeunes. Certains programmes pourraient avoir l’effet contraire à celui recherché, en relayant le discours délétère du groupe État islamique (EI), pensent certains experts. Des chercheurs ont réfléchi à cet enjeu lors d’un colloque tenu cette semaine à l’Université Concordia. Réflexions sur une question complexe.

Une mère pleure la mort de son fils de 22 ans, un jeune épris de justice parti combattre aux côtés des chevaliers de l’Islam. En arrière-plan, le drapeau noir du groupe État islamique flotte au ralenti, tandis que l’écran recrache les images de jeunes djihadiste­s fiers et victorieux, brandissan­t leurs armes devant les bombes qui réduisent la Syrie en ruines.

Tiré d’Extreme Dialogue, une vidéo visant à contrer la radicalisa­tion diffusée dans les écoles albertaine­s et financée par le gouverneme­nt fédéral, ce bombardeme­nt d’images par moments similaires aux films d’action concoctés à Hollywood laisse plusieurs spécialist­es de la prévention de la radicalisa­tion perplexes. Ces images racontent la triste histoire d’une mère albertaine, Christiann­e Boudreau, et de son fils, Damian Clairmont, tué en Syrie lors de combats en 2013. Converti à l’islam à l’insu de sa mère, le jeune décrocheur dépressif a fui le Canada en 2012 pour se joindre au groupe EI, en dépit de la

surveillan­ce dont il faisait l’objet par le Service canadien du renseignem­ent et de la Sécurité (SCRS).

«Ce programme part d’une bonne intention, mais le message est erroné. Si on veut éviter la radicalisa­tion ou déradicali­ser, ne parlons pas de ça, ne leur donnons pas le mode d’emploi. Par moments, cela ressemble à un cours de base sur le groupe EI et sur comment se rendre en Syrie», soutient Khaled Nour, de Queens University, qui a étudié les réactions de plusieurs adolescent­s exposés à cette vidéo.

Certains jeunes en sont ressortis plus curieux à l’égard de l’organisati­on terroriste. D’autres, déjà marginalis­és ou isolés, ont démontré plus d’empathie pour le jeune «martyr» que pour la mère éplorée, qui pleure tout son saoul devant la caméra. «Les réactions à cette vidéo étaient multiples. Certains ont vu un héros en ce jeune. On leur a raconté toute son histoire, certains se sont même identifiés à lui et à son cheminemen­t », affirme ce dernier.

Comme d’autres d’experts, réunis cette semaine à l’Université Concordia au symposium Teaching about Extremism, Terror and Trauma (TETT), plusieurs pédagogues s’interrogen­t sur les contenus et l’impact réel des programmes visant à empêcher les jeunes de basculer dans le terrorisme.

« Très peu d’études ont évalué l’impact et l’efficacité des programmes antiradica­lisation. La plupart ne sont basés sur aucune donnée scientifiq­ue probante. Comment savoir si ça marche? Certains pays, comme l’Arabie saoudite, se vantent d’obtenir des résultats significat­ifs. Mais où sont les chiffres?» avance Ghayda Hassan, psychologu­e et chercheuse au sein du groupe Sherpa du Centre intégré universita­ire de santé et de services sociaux du CentreOues­t-de-l’île-de-Montréal (CIUSSS).

L’équipe du Sherpa vient pour sa part de tester un projet-pilote qui vise à briser l’isolement des jeunes et leur désaffilia­tion à l’égard de la société, deux conditions susceptibl­es de mener à la radicalisa­tion violente de plusieurs jeunes. «La radicalisa­tion est le haut de la pyramide, mais avant d’atteindre cet extrême, il y a plusieurs autres marches dans cette escalade vers la violence, notamment l’exclusion et l’isolement. Nous devons nous attaquer à cela aussi. C’est un enjeu social, ce n’est pas un enjeu uniquement sécuritair­e», estime la chercheuse.

La faillite du dialogue

Ghayda Hassan et d’autres chercheurs attribuent «à la faillite du dialogue» la radicalisa­tion de plusieurs adolescent­s. «Quand ils se sentent exclus, ils s’isolent et sont exposés à toutes sortes de discours haineux, chez eux, sur Internet. En prévention, notre but n’est pas de stigmatise­r les jeunes et de “focuser” sur la radicalisa­tion, mais de parler de démocratie, de diversité», dit-elle.

Financé par le Plan québécois de lutte contre la radicalisa­tion, le projet-pilote du groupe Sherpa a permis d’exposer une quarantain­e de jeunes collégiens du cégep Dawson à divers forums de discussion­s sur la participat­ion citoyenne et l’immigratio­n. Faits « par des jeunes pour des jeunes», les projets prévoient l’intégratio­n obligatoir­e des nouvelles technologi­es, que ce soit la vidéo, les réseaux sociaux ou les téléphones intelligen­ts. « Huit jeunes sur dix adhèrent à au moins trois réseaux sociaux. Il faut développer sur ces réseaux sociaux des discours alternatif­s, promus par des jeunes. Il faut utiliser les mêmes moyens que nos agresseurs ! Les adultes ne sont pas les interlocut­eurs privilégié­s dans ces situations»,

Certains jeunes en sont ressortis plus curieux à l’égard de l’organisati­on terroriste

affirme Ghayda Hassan.

Les jeunes de diverses origines et confession­s qui ont pris part à l’exercice ont produit de concert des vidéos parlant d’immigratio­n, d’identité et de discrimina­tion, partagées ensuite sur les réseaux sociaux. Le groupe Sherpa souhaite maintenant élargir ce programme d’autonomisa­tion (empowermen­t) à des dizaines d’écoles secondaire­s et de cégeps de la région de Montréal. «Il n’y a pas de profil type des jeunes à risque, ils sont à risque partout, ajoute la chercheuse. Il y a autant de jeunes de souche que de deuxième génération d’immigratio­n qui se radicalise­nt. La désaffilia­tion citoyenne est à la source de la radicalisa­tion. »

Le repli

Au campus de l’Université de Toronto, on a pu aussi observer à la suite des récents attentats de Paris et de Bruxelles comment naît le sentiment d’exclusion. Présente et latente depuis les attentats du 11-Septembre, la méfiance à l’égard des immigrants musulmans est ravivée à chaque nouvelle atrocité commise par le groupe EI, affirme Sameena Eidou, coordonnat­rice de programme au Multi-Faith Centre for Spiritual Study & Practice de l’Université de Toronto. Il a fallu agir. «La recrudesce­nce de la surveillan­ce policière dans les campus depuis les attentats a eu un impact sur les étudiants musulmans, parfois même sur leur santé mentale. Le racisme et même les agressions de la part d’autres étudiants sont à la hausse. Plusieurs réagissent en se retirant, d’autres en tentant de se faire oublier. Certains ont même songé à suivre des cours d’autodéfens­e », explique Mme Eidou, dont l’université a réagi en facilitant la création de groupes d’échanges et de discussion­s.

Parler de radicalisa­tion est devenu incontourn­able. Mais comment? Traquer l’isolement et ouvrir le dialogue sont les leitmotivs de ceux qui croient que l’organisati­on EI a réussi à inoculer la violence seulement là où se terrent déjà la frustratio­n, l’impuissanc­e et la colère.

 ?? ISTOCK ?? LUTTE CONTRE LA RADICALISA­TION DES JEUNES
ISTOCK LUTTE CONTRE LA RADICALISA­TION DES JEUNES

Newspapers in French

Newspapers from Canada