OSM Prolonger l’ère Nagano, une bonne idée?
Le Devoir révélait dans son édition de lundi que le comité exécutif de l’Orchestre symphonique de Montréal a transmis à Kent Nagano une proposition formelle de prolonger leur association de deux ou trois saisons au-delà de 2020, date d’échéance de l’entente en cours. Est-ce le bon choix? Le chef acceptera-t-il?
Quand survient-il, le mandat de trop? La question ne se pose pas dans certaines nations démocratiques (France, États-Unis), qui ont légiféré sur le nombre de mandats présidentiels successifs. Ce qui vaut pour la gouvernance des pays ne s’applique pas dans les institutions culturelles. Si Kent Nagano souscrit à la proposition que vient de mettre sur la table l’OSM, il enchaînera son 4e contrat à Montréal. Est-ce une opportunité pour la métropole?
Un bilan très positif
Le contexte de la proposition a été largement répété par tous les protagonistes, et relayé dans Le Devoir lundi: succès hors-norme de la tournée américaine; accueil européen très favorable au CD de L’Aiglon ; prix Juno pour la 3e symphonie de Saint-Saëns…
À cela s’ajoute une visibilité internationale de l’orchestre à travers les concerts filmés et diffusés par Mezzo sur le câble et Medici.tv sur Internet, vidéos qui pallient la désertion de RadioCanada en matière de captations sonores de concerts.
Sur le plan local, les choses vont tout aussi bien: le nombre d’abonnés a retrouvé ses sommets historiques, dans un contexte international où les mélomanes rechignent de plus en plus à souscrire à l’avance.
Musicalement, l’orchestre a davantage de cordes à son arc. En dix ans, Kent Nagano a développé une familiarité culturelle accrue avec les répertoires germaniques. L’orchestre, qui était notamment connu pour sa pâte sonore et ses individualités fortes dans les bois, frappe aujourd’hui au moins autant par la balance, le niveau homogène et le grain de ses cordes, ainsi que par la transparence de l’image sonore. Cela dit, en matière de répertoire, L’Aiglon est l’arbre qui cache une forêt sans surprises, et la mise à profit de l’orgue dans l’élargissement du répertoire symphonique a été pauvre.
Mais le point le plus marquant et notable des dix ans de Kent Nagano est l’ancrage de l’OSM dans la communauté. C’est un phénomène incompréhensible pour les observateurs internationaux (anglais notamment, qui semblent vouloir mépriser le chef à vie pour avoir échoué à Manchester dans les années 90): l’un des plus « intellos-élitistes » parmi les chefs de la planète est, à Montréal, un personnage populaire qui remplit les salles. Il s’est intéressé au Québec et à Montréal, s’est investi et a concocté diverses recettes pour toucher un public nettement plus varié. Ce public élargi ne comprendrait pas vraiment qu’on laisse partir ce chef sans raison apparente.
Ils sont plusieurs, au conseil d’administration, à estimer que pour cette évangélisation musicale à large spectre et pour avoir fait de l’orchestre un vrai acteur de la cité, au-delà d’un petit concert ponctuel en veston blanc dans un parc, Kent Nagano est le chef le plus important de l’histoire de l’institution. D’ailleurs, un nouveau chantier va s’ouvrir, probablement à l’automne 2016, avec un grand projet visant la réinsertion sociale de jeunes défavorisés par la pratique musicale. Il répondra aussi au souhait du chef d’augmenter le volant d’activités pour les musiciens, rehaussant par là même, à l’international, le pouvoir d’attraction de l’orchestre lors des processus de recrutement.
L’avenir
«On a le vent en poupe», entendait-on la semaine dernière dans les couloirs de l’OSM. Tant qu’il souffle, profitons-en pour aller de l’avant. C’est la raison maîtresse de la proposition de prolongation. Du point de vue de l’image, Nagano et l’OSM ont assurément trouvé dans la reconquête du marché américain une cause commune.
Dans un monde idéal, pour le bien des deux parties, à l’issue de leur association, Kent Nagano décrocherait un poste de prestige dans son pays, les États-Unis, et l’OSM, alors très clairement dans le top 3 ou 4 des orchestres «B» du continent (les cinq «A» sont New York, Chicago, Boston, Cleveland et Philadelphie), attirerait facilement une autre baguette de prestige.
Mais le milieu de la musique, ce n’est pas l’univers des contes de fées: il suffit de se souvenir des ravages de la fin de l’ère Dutoit pour voir les dommages, pour une institution, des atermoiements dans la décision d’aller de l’avant et de tourner la page au bon moment. En la matière, la relation OSM-Dutoit allait très clairement dans le mur dès 1997, où des signaux d’alarme avaient été déclenchés. Or, les cinq années perdues en attente d’un clash inévitable ont nui à l’institution pendant une décennie. Par ailleurs, des mandats trop long risquent de conduire à des mauvaises habitudes, des routines, des enlisements, un répertoire qui tourne en rond, des solistes amis qui viennent et reviennent, pas forcément pour le bien de la musique, et, au pire, à des attitudes hégémoniques. L’OSM n’a pas trop à forcer son naturel pour glisser sur ces pentes dangereuses ou risquées…
Si les intérêts des uns et des autres concordent pour l’heure, Kent Nagano est aujourd’hui en position de force. L’institution se demande: «Changer, mais pour qui et pour faire quoi?» Se poser la question est y répondre. Kent Nagano mène l’OSM, dans tous les sens du terme. L’institution ne s’est pas ouvert une vraie possibilité de choix. Alors «gagner» deux ou trois saisons pour faire ce qu’on n’a pas su mettre en place dans les trois ou quatre dernières années est à peu près la seule solution, ou, en tout cas, la moins mauvaise.
L’étau
Il est fort instructif de lire, dans la pluie de dithyrambes des journaux américains, quel statut éminent est accordé à l’OSM et de mettre ensuite en regard la liste des chefs invités ces dernières saisons. Ce faisant, on tombe sur un hiatus évident, qui ressemble bien à un étau. Car c’est dans le vivier des chefs invités que l’on trouve des successeurs potentiels.
Quelles sont les options à peu près crédibles vues depuis 2010 à Montréal? James Conlon, Vasily Petrenko, Jakub Hrusa, Stéphane Denève. Plus de cinq ans et les doigts d’une main sont trop nombreux pour les compter! En éliminant ceux qui ne sont pas intéressés et ceux qui ne parlent pas français, on ne va pas très loin. C’est affligeant.
95 % des chefs recherchent une chose avant tout: la reconnaissance de leur génie supposé, particulièrement celle de leur mère patrie. Kent Nagano ne fait pas exception au modèle. En d’autres termes, Nagano rempilera à Montréal tant qu’il n’aura pas eu la proposition dont il rêve dans son pays et tant que Montréal pourra lui servir à en glaner une. Si cette dernière proposition arrivait, Montréal ne pèserait alors plus très lourd. La tournée avec l’OSM aux États-Unis vient de replacer là-bas Kent Nagano en orbite, à tout le moins auprès des médias, à défaut, pour l’heure, des institutions — administrateurs et musiciens.
On a beau parler, en coulisse, à Montréal, de groupes de prospective ou de quelque comité Théodule chargés de dessiner l’avenir de l’OSM après Nagano. Quoi qu’il arrive, il est suicidaire de tolérer une balance aussi déséquilibrée. Si prolongation de deux ou trois ans il y a, il faut à tout le moins qu’elle donne contractuellement à l’institution la possibilité et l’autonomie — encore faudrait-il que quelqu’un à l’OSM ait la compétence pour piloter tel chantier, ce qui reste largement à prouver — de cibler des directeurs musicaux potentiels, de les inviter et ainsi d’ouvrir les portes de son avenir, sans que cet avenir soit une solution par défaut.