Le Devoir

OSM Prolonger l’ère Nagano, une bonne idée?

- CHRISTOPHE HUSS

Le Devoir révélait dans son édition de lundi que le comité exécutif de l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal a transmis à Kent Nagano une propositio­n formelle de prolonger leur associatio­n de deux ou trois saisons au-delà de 2020, date d’échéance de l’entente en cours. Est-ce le bon choix? Le chef acceptera-t-il?

Quand survient-il, le mandat de trop? La question ne se pose pas dans certaines nations démocratiq­ues (France, États-Unis), qui ont légiféré sur le nombre de mandats présidenti­els successifs. Ce qui vaut pour la gouvernanc­e des pays ne s’applique pas dans les institutio­ns culturelle­s. Si Kent Nagano souscrit à la propositio­n que vient de mettre sur la table l’OSM, il enchaînera son 4e contrat à Montréal. Est-ce une opportunit­é pour la métropole?

Un bilan très positif

Le contexte de la propositio­n a été largement répété par tous les protagonis­tes, et relayé dans Le Devoir lundi: succès hors-norme de la tournée américaine; accueil européen très favorable au CD de L’Aiglon ; prix Juno pour la 3e symphonie de Saint-Saëns…

À cela s’ajoute une visibilité internatio­nale de l’orchestre à travers les concerts filmés et diffusés par Mezzo sur le câble et Medici.tv sur Internet, vidéos qui pallient la désertion de RadioCanad­a en matière de captations sonores de concerts.

Sur le plan local, les choses vont tout aussi bien: le nombre d’abonnés a retrouvé ses sommets historique­s, dans un contexte internatio­nal où les mélomanes rechignent de plus en plus à souscrire à l’avance.

Musicaleme­nt, l’orchestre a davantage de cordes à son arc. En dix ans, Kent Nagano a développé une familiarit­é culturelle accrue avec les répertoire­s germanique­s. L’orchestre, qui était notamment connu pour sa pâte sonore et ses individual­ités fortes dans les bois, frappe aujourd’hui au moins autant par la balance, le niveau homogène et le grain de ses cordes, ainsi que par la transparen­ce de l’image sonore. Cela dit, en matière de répertoire, L’Aiglon est l’arbre qui cache une forêt sans surprises, et la mise à profit de l’orgue dans l’élargissem­ent du répertoire symphoniqu­e a été pauvre.

Mais le point le plus marquant et notable des dix ans de Kent Nagano est l’ancrage de l’OSM dans la communauté. C’est un phénomène incompréhe­nsible pour les observateu­rs internatio­naux (anglais notamment, qui semblent vouloir mépriser le chef à vie pour avoir échoué à Manchester dans les années 90): l’un des plus « intellos-élitistes » parmi les chefs de la planète est, à Montréal, un personnage populaire qui remplit les salles. Il s’est intéressé au Québec et à Montréal, s’est investi et a concocté diverses recettes pour toucher un public nettement plus varié. Ce public élargi ne comprendra­it pas vraiment qu’on laisse partir ce chef sans raison apparente.

Ils sont plusieurs, au conseil d’administra­tion, à estimer que pour cette évangélisa­tion musicale à large spectre et pour avoir fait de l’orchestre un vrai acteur de la cité, au-delà d’un petit concert ponctuel en veston blanc dans un parc, Kent Nagano est le chef le plus important de l’histoire de l’institutio­n. D’ailleurs, un nouveau chantier va s’ouvrir, probableme­nt à l’automne 2016, avec un grand projet visant la réinsertio­n sociale de jeunes défavorisé­s par la pratique musicale. Il répondra aussi au souhait du chef d’augmenter le volant d’activités pour les musiciens, rehaussant par là même, à l’internatio­nal, le pouvoir d’attraction de l’orchestre lors des processus de recrutemen­t.

L’avenir

«On a le vent en poupe», entendait-on la semaine dernière dans les couloirs de l’OSM. Tant qu’il souffle, profitons-en pour aller de l’avant. C’est la raison maîtresse de la propositio­n de prolongati­on. Du point de vue de l’image, Nagano et l’OSM ont assurément trouvé dans la reconquête du marché américain une cause commune.

Dans un monde idéal, pour le bien des deux parties, à l’issue de leur associatio­n, Kent Nagano décrochera­it un poste de prestige dans son pays, les États-Unis, et l’OSM, alors très clairement dans le top 3 ou 4 des orchestres «B» du continent (les cinq «A» sont New York, Chicago, Boston, Cleveland et Philadelph­ie), attirerait facilement une autre baguette de prestige.

Mais le milieu de la musique, ce n’est pas l’univers des contes de fées: il suffit de se souvenir des ravages de la fin de l’ère Dutoit pour voir les dommages, pour une institutio­n, des atermoieme­nts dans la décision d’aller de l’avant et de tourner la page au bon moment. En la matière, la relation OSM-Dutoit allait très clairement dans le mur dès 1997, où des signaux d’alarme avaient été déclenchés. Or, les cinq années perdues en attente d’un clash inévitable ont nui à l’institutio­n pendant une décennie. Par ailleurs, des mandats trop long risquent de conduire à des mauvaises habitudes, des routines, des enlisement­s, un répertoire qui tourne en rond, des solistes amis qui viennent et reviennent, pas forcément pour le bien de la musique, et, au pire, à des attitudes hégémoniqu­es. L’OSM n’a pas trop à forcer son naturel pour glisser sur ces pentes dangereuse­s ou risquées…

Si les intérêts des uns et des autres concordent pour l’heure, Kent Nagano est aujourd’hui en position de force. L’institutio­n se demande: «Changer, mais pour qui et pour faire quoi?» Se poser la question est y répondre. Kent Nagano mène l’OSM, dans tous les sens du terme. L’institutio­n ne s’est pas ouvert une vraie possibilit­é de choix. Alors «gagner» deux ou trois saisons pour faire ce qu’on n’a pas su mettre en place dans les trois ou quatre dernières années est à peu près la seule solution, ou, en tout cas, la moins mauvaise.

L’étau

Il est fort instructif de lire, dans la pluie de dithyrambe­s des journaux américains, quel statut éminent est accordé à l’OSM et de mettre ensuite en regard la liste des chefs invités ces dernières saisons. Ce faisant, on tombe sur un hiatus évident, qui ressemble bien à un étau. Car c’est dans le vivier des chefs invités que l’on trouve des successeur­s potentiels.

Quelles sont les options à peu près crédibles vues depuis 2010 à Montréal? James Conlon, Vasily Petrenko, Jakub Hrusa, Stéphane Denève. Plus de cinq ans et les doigts d’une main sont trop nombreux pour les compter! En éliminant ceux qui ne sont pas intéressés et ceux qui ne parlent pas français, on ne va pas très loin. C’est affligeant.

95 % des chefs recherchen­t une chose avant tout: la reconnaiss­ance de leur génie supposé, particuliè­rement celle de leur mère patrie. Kent Nagano ne fait pas exception au modèle. En d’autres termes, Nagano rempilera à Montréal tant qu’il n’aura pas eu la propositio­n dont il rêve dans son pays et tant que Montréal pourra lui servir à en glaner une. Si cette dernière propositio­n arrivait, Montréal ne pèserait alors plus très lourd. La tournée avec l’OSM aux États-Unis vient de replacer là-bas Kent Nagano en orbite, à tout le moins auprès des médias, à défaut, pour l’heure, des institutio­ns — administra­teurs et musiciens.

On a beau parler, en coulisse, à Montréal, de groupes de prospectiv­e ou de quelque comité Théodule chargés de dessiner l’avenir de l’OSM après Nagano. Quoi qu’il arrive, il est suicidaire de tolérer une balance aussi déséquilib­rée. Si prolongati­on de deux ou trois ans il y a, il faut à tout le moins qu’elle donne contractue­llement à l’institutio­n la possibilit­é et l’autonomie — encore faudrait-il que quelqu’un à l’OSM ait la compétence pour piloter tel chantier, ce qui reste largement à prouver — de cibler des directeurs musicaux potentiels, de les inviter et ainsi d’ouvrir les portes de son avenir, sans que cet avenir soit une solution par défaut.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Kent Nagano a concocté diverses recettes pour toucher un public nettement plus varié. Ce public élargi ne comprendra­it pas vraiment qu’on laisse partir ce chef sans raison apparente.

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