Nos poulains dans l’arène cannoise
Ça fait toute une différence pour nous, journalistes au Festival de Cannes, d’avoir ou pas des films québécois à se mettre sous la dent. Une édition sans long métrage maison rentre à l’ombre. On a beau se baigner ravis dans la mer de grands films internationaux (et Dieu sait que la cuvée 2016 sera chaude), critiques et échotiers de toutes nations deviennent là-bas un peu chauvins.
Cette bulle festivalière avec fenêtres ouvertes sur la Côte d’Azur et le massif de l’Estérel vit en autarcie, carburant aux nouvelles et aux buzz, prenant le pouls de la course, écoutant cinéastes et acteurs commenter leurs films, haussant un sourcil. On surprend des conversations de couloirs, on suppute, on file de notre hôtel au Palais, esquivant la Croisette, où les tapis rouges pleins de stars, de paparazzis et de badauds agglutinés ralentissent notre course.
Cette impression d’oeuvrer dans le nombril du monde… On se concentre sur les articles traitant du festival, oubliant que la vie continue ailleurs malgré tout, avec ses éclairs et ses tragédies. Intoxiqués sommes-nous en somme, peut-être même fous.
Avoir des films québécois à Cannes nous permet de partager avec notre public cette frénésie. Soudain la bulle s’étend dans nos chaumières, où les gens s’agitent de concert avec nous.
Les cinéastes d’ici sont souvent présents dans des sections parallèles remarquées à La Semaine de la critique, à La Quinzaine des réalisateurs, où atterrira cette année Kim Nguyen avec Two Lovers and a Bear. Pour son premier passage sur la Croisette, on souhaite au cinéaste de Rebelle la meilleure des bienvenues.
Dans la course folle
À la compétition, au coeur de cette actualité excitante où toute la planète cinéma en parle, les nôtres se font plus rares. En plus de 20 ans de couverture cannoise, ce sera pour moi seulement la troisième fois, après Les invasions barbares d’Arcand en 2003 et Mommy de Xavier Dolan en 2014, que je verrai un film québécois concourir pour la Palme d’or. Retour donc sur tapis rouge en mai de Xavier Dolan avec Juste la fin du monde et sa grosse distribution française: Marion Cotillard, Vincent Cassel, Léa Seydoux, Nathalie Baye et Gaspard Ulliel.
Xavier Dolan est un ami, je le répète à des fins de transparence. Ami ou pas, déclarer qu’il est l’enfant chéri du Festival relève de l’euphémisme. Cannes a soif de relève, et les bonzes de la Sélection officielle ont misé sur lui. Qu’il soit Québécois n’entre pas vraiment en jeu. Le jeune cinéaste constitue à leurs yeux un passeport pour l’avenir; son succès rejaillit sur tout notre septième art.
Je n’aurai pas connu 1992, l’année où Jean-Claude Lauzon fut de la course pour Léolo. Reparti bredouille et pas content de son sort, il l’avait fait savoir.
Les deux fois où un de mes compatriotes a concouru pour l’or devant moi, j’ai assisté à d’identiques phénomènes: même ovation interminable à la projection de gala des Invasions barbares et de Mommy. Les festivaliers arrêtaient cinéastes et acteurs dans la rue pour leur prédire la Palme, des esprits s’échauffaient, les rumeurs de couronnement se propageaient comme une traînée de poudre. Du coup, leurs maîtres d’oeuvre finissaient par y croire. Un peu déçus forcément au palmarès; Arcand de repartir avec le prix de scénario et le laurier d’interprétation féminine pour Marie-Josée Croze; Xavier Dolan en récoltant le Prix du jury. C’est un jeu de roulette. Recevoir un laurier à Cannes demeure toutefois un privilège. Concourir aussi, d’autant plus cette année, sous prestigieuse concurrence d’Almodóvar, de Jarmusch, des Dardenne, d’Assayas, de Cristian Mungiu et compagnie.
Dans l’histoire de Cannes, à l’exception des coproductions minoritaires, 14 longs métrages québécois ont eu les honneurs de la course, à commencer par le chef-d’oeuvre du direct Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault en 1963. Trois Gilles Carle, dont La vraie nature de Bernadette en 1972, deux Arcand (dont Jésus de Montréal en 1989), un Jean Pierre Lefebvre (Le vieux pays où Rimbaud est mort). Ajoutez Il était une fois dans l’Est d’André Brassard, J.A. Martin photographe de Jean Beaudin, Les ordres de Brault, Joshua Then and Now de Ted Kotcheff, Léolo bien sûr, les deux Dolan. C’est peu et c’est énorme.
Aux clics et aux twitts
Autrefois, la télévision et les journaux régnaient sans partage. Avec les nouvelles technologies, l’information en temps réel et continu, la peopolisation galopante, la dynamique du festival s’est transformée. Sous les affiches géantes d’énormes blockbusters aux façades des palaces, même en salle, la cinéphilie cède souvent le pas à l’industrie.
Lorsque Monique Mercure avait reçu son prix d’interprétation en 1977 pour son rôle d’épouse ardente dans J.A. Martin photographe de Jean Beaudin, la nouvelle n’avait pas créé de commotion au Québec. Pas plus en 1975 ce prix de mise en scène à Michel Brault pour son fulgurant Les ordres. Tout avançait alors au pas du cheval. Les journalistes écrivaient moins de papiers. Les prix brillaient moins fort.
Désormais, ça se joue aux clics et aux twitts. Le buzz détruit ou encense des oeuvres sans temps de réflexion. Certains critiques sortent de la salle au milieu des projections pour twitter leurs impressions sur un film qu’ils n’ont vu qu’en partie. La présence des vedettes devient plus que jamais indispensable pour nourrir la bête médiatique, et les choix de films s’en ressentent.
Ceux qui ont connu le Cannes de l’ancien palais Croisette — le palais actuel, surnommé à bon droit le bunker, fut inauguré en 1982 — évoquent une atmosphère plus conviviale qu’aujourd’hui, sous fraternisation parfois entre festivaliers et vedettes. Cette manifestation à l’échelle humaine appartient d’autant plus au folklore que la terreur des attentats multiplie les barrages et accroît la présence policière, en contribuant au climat de schizophrénie.
Mais pourquoi avoir aussi hâte de s’y repointer ? Fous, vous dis-je…