Le Devoir

Faire une pause de sa propre vie

La Belge Vanja d’Alcantara sur la production singulière du film Le coeur régulier

- FRANÇOIS LÉVESQUE

À l’écran, c’est l’histoire d’une Française stressée qui part au Japon sur les traces de son frère bohème. En coulisse, c’est celle d’une réalisatri­ce belge qui a précédé son héroïne dans la découverte d’une région méconnue du pays du Soleil levant et, en particulie­r, de l’un de ses habitants.

On retrouve Vanja d’Alcantara dans le vestibule d’un petit hôtel montréalai­s. D’emblée, on est frappé par sa jeunesse et son air mutin. C’est que son film, Le coeur régulier, est de ces oeuvres si denses sur les plans psychologi­que et spirituel qu’on tient un peu pour acquis qu’une personne mûre en est l’auteur. Or, comme on s’en aperçoit en discutant avec la cinéaste flamande, la sagesse n’a pas d’âge.

Le coeur régulier met en vedette Isabelle Carré (Anna M., Le refuge), envers qui Vanja d’Alcantara ne tarit pas d’éloges, à raison, dans le rôle d’Alice: épouse, mère et profession­nelle de plus en plus aliénée des siens et de son milieu bourgeois. Reparaît sans crier gare son jeune frère Nathan, jadis suicidaire, à présent serein. Lorsque le malheur frappe, Alice décide de reproduire le parcours de Nathan qui a trouvé la paix au Japon auprès d’un homme mystérieux.

Yukio Shige, c’est son nom, existe réellement. Policier à la retraite, il habite la préfecture insulaire de Fukui, sur les falaises de Tojimbo, lieu d’où nombre d’âmes en peine viennent se jeter chaque année. En les écoutant puis en les hébergeant, Shige en réchappe quelques-unes.

«En 2009, les médias se sont intéressés à Yukio Shige, explique Vanja d’Alcantara. Ça m’a tout de suite passionnée, cette idée de sauver des gens en faisant juste… les écouter. Ce qu’il leur propose, au fond, c’est une pause. Une pause de leur propre existence. Ça peut sembler banal comme ça, mais ce genre de répit dans nos vies hyperoccup­ées, c’est très rare. On est sollicité en permanence, on s’active en permanence…»

«Bref, j’avais la conviction de tenir un sujet de film, mais l’ennui, c’est que je ne me sentais pas la légitimité de raconter cette histoire qui se déroule au Japon avec un protagonis­te japonais.

Après avoir envisagé de transférer l’action en Australie, en vain, j’ai mis le projet de côté sans pour autant arriver à m’en détacher.»

Puis, dans une librairie suisse, Vanja d’Alcantara tomba sur le roman Le coeur régulier, d’Olivier Adam (Welcome, Je vais bien, ne t’en fais pas), qui traitait exactement de cela, mais à travers le point de vue de cette Française, Alice.

Il y a parfois de ces hasards…

Une histoire à soi

«Je me pinçais, se souvient la réalisatri­ce. C’était exactement le type de récit que je voulais raconter: un récit à saveur initiatiqu­e vécu par une femme, ici occidental­e. Tout à coup, je touchais à cette légitimité qui m’échappait. Sauf qu’en me renseignan­t sur Olivier, je me suis rendu compte qu’il avait été souvent adapté et que moi, qui n’avais réalisé qu’un seul film auparavant, je ne l’impression­nerais probableme­nt pas. Je lui ai néanmoins écrit en lui parlant de mon intérêt pour l’action de Yukio Shige et en incluant mon film Beyond the Steppes .»

Ce film, qui relate la lutte pour la survie d’une jeune mère polonaise déportée avec son bébé aux confins de l’URSS vers 1940, est également un récit initiatiqu­e conjugué au féminin. Il plut au romancier.

«Olivier m’a d’office précisé que je devais m’approprier l’histoire. Que son roman était sa propre fin et que mon film devait être la sienne aussi. Ç’a été très libérateur pour moi. Je suis donc partie en repérage au Japon. J’ai découvert un pays différent de la perception que j’en avais. Je me suis graduellem­ent éloignée de la “civilisati­on” vers ces îles moins peuplées et dont même les Japonais se soucient peu. Lorsque je suis arrivée face aux falaises de Tojimbo, j’ai eu un choc.»

Après l’avoir «vu» dans sa tête, en cet instant, Vanja d’Alcantara « ressentit » son film.

Un barrage contre la détestatio­n

Lorsqu’on lui fait remarquer qu’elle a en quelque sorte ouvert le chemin à son héroïne, la cinéaste acquiesce.

«C’est vrai. J’ai visité chaque lieu avant Alice. Je ne vivais pas du tout le même genre de problèmes existentie­ls qu’elle, mais ça ne m’a pas empêchée d’être gagnée par cette espèce de quiétude intérieure. J’évoquais cette “pause existentie­lle” que permet Yukio Shige… ça me paraît d’autant plus pertinent et précieux en ce moment. J’ai vécu de près les attentats de Bruxelles et ça m’a secouée, comme tout le monde. Je me suis demandé comment on peut en arriver là. À cette détestatio­n des autres. On ne doit pas être en paix avec soi, il me semble. Et je repensais aux falaises de Tojimbo et au fait d’être loin de tout, déconnecté­e… à l’écoute de soi grâce à cet ex-policier bienfaiteu­r.»

«Loin de tout, face au vent du large avec la mer en contrebas, on n’est soudain plus tenté de sauter, mais de vivre. Parce que dans ce coin reculé, on vient de retrouver qui l’on est. » Le coeur régulier prend l’affiche le 22 avril.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Vanja d’Alcantara voulait raconter un récit à saveur initiatiqu­e vécu par une femme occidental­e.

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