Sur les traces de la beat generation à Tanger
Pèlerinage littéraire sur les traces des écrivains de la beat generation
Àl’extrême nord de l’Afrique, séparée des côtes espagnoles par seulement 24 kilomètres, Tanger a longtemps été une plaque tournante de la contrebande, un nid d’espions, un refuge de hors-la-loi et d’exclus.
Tour à tour sous la coupe des Carthaginois, des Phéniciens, des Romains, des Arabes, puis des Anglais et des Espagnols avant d’être gouvernée comme une zone internationale par un consortium de puissances étrangères, «Tanger la blanche» semble porter dans son ADN cette multitude.
Rien d’étonnant à ce que les écrivains y aient été attirés comme des mouches — Pierre Loti, Tennessee Williams, Truman Capote, Paul Morand, Jean Genet ou Mohamed Choukri.
En février 1957, par exemple, Jack Kerouac débarque du SS Slovenia pour y rejoindre son ami William Burroughs, autre icône de ce qui allait devenir bientôt la beat generation, installé depuis quelque mois à la Villa Muniria, où il essayait mollement de se libérer de l’emprise de l’héroïne. Pour Burroughs, Tanger était une sorte de trou noir, aux dimensions multiples, changeantes, sans frontière entre le monde réel et celui du mythe et des symboles.
Sur le patio ensoleillé de ce petit hôtel que certains locataires surnommaient «Villa Delirium», tout juste au-dessus de sa chambre (la chambre numéro quatre, où je suis installé presque par hasard depuis trois jours), Kerouac aimait parfois s’asseoir le matin entouré de ses livres et de son kif, au son des « cloches catholiques », raconte-t-il dans Les anges de la désolation. Le soir, il lui arrivait de recevoir une prostituée voilée venue en taxi, et de se laisser éblouir par sa « beauté parfaite et brune comme les raisins d’octobre ».
Le beat d’une ville
Si les cloches sont aujourd’hui muettes, remplacées par les haut-parleurs low-fi des minarets, le décor semble avoir peu changé : double vue sur la baie de Tanger, des monticules de gravats à gauche et à droite, un palmier solitaire, des chats qui s’affrontent, le ballet des hirondelles, une ruelle en escalier qui se donne des airs de coupe-gorge la nuit.
Au cours des deux mois qu’il va passer à Tanger, comme le fera Allen Ginsberg quelques semaines plus tard, Kerouac va aider Burroughs à trier, classer, puis à dactylographier le manuscrit informe, lui trouvant aussi un nouveau titre: Naked Lunch (Le festin nu). Comme le Sur la route de Kerouac, le livre cauchemardesque, macabre et délirant de Burroughs aura sur la littérature américaine une influence capitale.
Mais si Burroughs avait échoué à Tanger, c’est d’abord parce qu’il avait lu avec enthousiasme Let It Come Down (1952), le 2e roman de Paul Bowles (1910-1999), qui y exploitait le contexte de corruption et de décadence dans lequel baignait la zone internationale à l’aube de l’indépendance marocaine. Américain expatrié dont le fantôme hante encore Tanger — il y a vécu 52 ans —, Bowles est l’un de ceux qui ont su le mieux évoquer le climat de l’époque, un cocktail de prostitution, de drogue, d’homosexualité et de trafics en tous genres.
La médina a été largement nettoyée, mais il y a quelque chose qui subsiste, une sorte d’aura un peu glauque, commune à beaucoup de villes portuaires, même si la ville se modernise à toute vitesse depuis quelques années. Le mythe persiste et Tanger, entre les fantômes d’espions et le romantisme noir, continue de fasciner: des scènes du dernier James Bond, Spectre, y ont été tournées, Jim Jarmusch y a situé une partie de son Only Lovers Left Alive.
Touriste ou voyageur?
On imagine d’ailleurs qu’il était assez facile pour un admirateur, à l’époque où Bowles vivait ici, de lui tendre un guet-apens. Il n’y avait qu’à s’asseoir à la terrasse du Tingis ou du Café Central, sur la place du Petit Socco, grande comme un mouchoir de poche. Surveiller, feindre de regarder sa montre, attendre patiemment au milieu des rares touristes et de retraités en djellabas qui laissent refroidir leur café. C’était hier. Ça pourrait aussi presque être aujourd’hui.
Dans Un thé au Sahara, son premier roman, adapté au cinéma par Bertolucci en 1990, Paul Bowles, voyageur invétéré, trace une distinction entre le touriste et le voyageur. «Alors que le touriste se hâte, en général, de rentrer chez lui au bout de quelques semaines ou de quelques mois, le voyageur, toujours étranger à ses lieux de séjour successifs, se déplace lentement, sur des périodes de plusieurs années, d’une contrée de la terre à une autre. »
Parti de Tanger en 1325 pour accomplir le traditionnel pèlerinage à La Mecque, Ibn Battûta (1304-1369), qui donne aujourd’hui son nom à l’aéroport de la ville, se qualifierait sûrement comme voyageur: il n’y est revenu que 25 ans plus tard, après un périple de 120 000km qui l’aurait mené jusqu’en Chine…