Savoir vivre et mourir
Philippe Claudel capte la mémoire vive de notre temps
Comment vivre, comment mourir, comment accompagner celui qui meurt? Ces questions éternelles viennent frapper le narrateur, âgé d’une cinquantaine d’années, dans L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel. Une interrogation du monde, un constat de nature et une proposition mesurée animent ce beau roman.
Michel Foucault, dès 1968, avait clarifié une partie de la question, dans Les mots et les choses. Dire l’intime expérience de vivre ne donne pas la plénitude du savoir, expliquait-il ; que cette expérience soit naturelle (générale) ou culturelle (historique et relative), les mots n’atteignent pas les choses, ces référents dans le monde qu’on voudrait arraisonner une fois pour toutes, pour les affranchir de leur violence, qu’elle soit souffrance, incompréhension intolérable, distante ou familière.
Pourtant, l’illusion de savoir, présente dès qu’un écrivain ouvre ce chantier du savoir vivre et mourir, engendre un espace propre, entre l’expérience et la science: tel est le terrain de la littérature, son « enchevêtrement », sa «réversibilité infinie», disait Foucault. Claudel, lui, décrit cet entre-deux comme une éclipse : «La littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer, à chasser en elle, et pour un temps donné, hélas, ce qui la ronge, la mine et la détruit. »
Le roman et la vie
Ce roman occupe cet espace. D’un côté, il y a l’imaginaire de Claudel, son goût des voyages, ce que le narrateur découvre et qu’aucun n’aurait remarqué, comme les étranges rites funéraires des Toraja, et le métier de cinéaste, que Claudel a lui-même tâté et qu’il aborde en écrivain. De l’autre côté, il y a la perte répétée, qui frappe les vivants longtemps après que la mort a emporté tel être cher, sentiment qui refuse l’oubli, une faculté pourtant si humaine.
La littérature exige un écrivain souverain et autonome, fort de son histoire; il lui faut connaître le destin de qui enquête et compile des savoirs mis en forme. Claudel fait ainsi tanguer son roman, entre le récit de vie de son personnage — son amitié pour Eugène, son affection pour Laurence, ex-épouse, son amour pour Elena, jeune femme qui incarne l’espoir — et ses réflexions, qui l’amènent à discuter avec Michel Piccoli, à analyser le cinéma et à mettre en scène Milan Kundera.
Claudel a le don d’équilibrer la narration et l’arrêt intelligent sur image, la proximité et la distance, l’ombre et la lumière. Il n’ennuie ni ne sermonne, n’accable pas. Il explore tel plan de Polanski, tel bleu de Klein, tel documentaire sur Portishead, et extrapole les vérités générales dans son laboratoire, avec cet Eugène, grand lecteur attachant, qui meurt du cancer, et son ami cinéaste qui l’accompagne, embarrassé par l’impuissance et par la peine grandissante.
Du réel au cinéma
Ce narrateur expose sa technique littéraire comme un film en train de se faire. Ce pari, risqué quand on n’est pas Adolfo Bioy Casares, un de ses maîtres, nous donne accès au scénario comme s’il était Swann, ce personnage de Proust qui fait « usage de la vie », écrit Claudel, « expérience qui n’a pas de nom dans la langue» et qui recouvre « le remords, le temps, la mort».
Là se situe le véritable enjeu de vivre, selon le narrateur, «nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres, pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse ».
La mort rend orphelin, mais écrire tempère l’absence. « J’ai entrepris ce texte comme on espère reprendre une conversation interrompue, comme on tente de tisser un piège léger et invisible susceptible de capturer les voix et les instants perdus. » Telle est la manière de l’écrivain.
Quant à son personnage, il se dissout dans le refrain commun, sinon universel car trop partiel, de Ferrat dans les mots d’Aragon: «La femme est l’avenir de l’homme.» Auparavant, il aura saisi, hypnotisé, les images des migrants avalés par la mer — « mare nostrum » —, et compris la reprise d’art, qui fait des êtres nos semblables et, à tout instant, des étrangers.