Le Devoir

Philippe Girard passe de la bédé au roman

Avec Abba bear, l’auteur passe de la bédé au roman. À moins qu’il ne confirme l’inverse ?

- FABIEN DEGLISE

Tout s’emboîte et 218 pages sont désormais là pour en témoigner. Depuis 2004 et la publicatio­n de sa fiction historique Une histoire de pêche (Les 400 coups), le bédéiste Philippe Girard a plutôt tendance à écrire ses bandes dessinées comme des romans. Pas étonnant donc qu’il fasse aujourd’hui une apparition remarquée dans le monde de la création littéraire avec un tout premier roman, qui sonne un peu, même beaucoup, comme une bande dessinée.

Abba bear — c’est son titre — expose dans une nouvelle forme qui ne lui est pas vraiment étrangère les marottes habituelle­s de l’auteur: identité, patrimoine, histoire, famille, peur des conservati­smes, avec ici un clin d’oeil à Ernest Hemingway dont des fragments de l’oeuvre guident chacun des chapitres, et peutêtre un peu plus encore…

«Une bédé sans images? C’est assez juste comme observatio­n, lance Philippe Girard. Le Devoir lui a passé un coup de fil au début de la semaine. Depuis le début de ma carrière, j’ai choisi de ne pas choisir entre le dessin et les mots. Ce projet exprime donc la saine tension qui existe dans mon imaginaire d’auteur et qui parfois tire plus fort du côté des images, parfois, comme ici, plus fort du côté des mots.»

Tout commence dans un hôpital. Un grand-père est sur le point de s’en aller. Un père et son fils s’y retrouvent entre incompréhe­nsion mutuelle, confidence­s inhabituel­les et un souvenir, celui d’une chasse à l’ours s’étant jouée dans le passé du paternel et à laquelle un odieux Américain a pris part. On était alors dans le Charlevoix des années 50. L’animal traqué n’était peutêtre pas celui qu’on croyait.

«J’ai toujours été fasciné par l’univers de la pêche, de la chasse, poursuit-il, ces espaces dans lesquels les hommes, seuls entre eux, se donnent le droit d’être autre chose que leurs personnage­s de la vie civile, laissent au contact de la nature une autre part de leur personnali­té s’émanciper. »

Épopée picaresque

Le thème de l’émancipati­on est central dans l’oeuvre de Philippe Girard et trouve forcément un écho dans ce roman écrit il y a quelques années déjà, alors que le Québec et le Canada dans son ensemble devaient composer avec un gouverneme­nt fédéral conservate­ur. «Il faut replacer le livre dans ce contexte. Il y avait dans l’air une rectitude, un conservati­sme moral qui, chez moi, convoque depuis toujours la crainte et la suspicion, dit-il. C’est dans cet esprit que j’ai imaginé ce récit dans le Québec des années 50, société fermée sur ellemême, pieuse et religieuse à l’excès, en retard sur l’Occident qu’un gars un peu trop expansif, plein d’assurance et de vécu va venir bousculer…» Ce gars, c’est Mac, Mister Macomber, Américain à grosse cylindrée, vétéran exubérant de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi traction avant de cette épopée picaresque née dans l’esprit de Philippe Girard, entre la ville de Québec et celle de La Havane, à Cuba.

Le point de départ, c’est l’évocation de la «buck fever» (traduction libre : fièvre de l’orignal mâle), cet état d’esprit qui s’installe parfois chez le chasseur, tellement impression­né par la majesté de la bête, qu’il va refuser de l’abattre malgré le temps passé, le sacrifice et la douleur subie en le traquant. « Yvon Leblanc, ex-animateur de La semaine verte, avait évoqué la chose lors du Salon du livre de Québec il y a plus de dix ans. Ça m’avait fasciné. » Le souvenir a été transporté à La Havane quelques années plus tard, où le bédéiste a visité La Bodeguita del Medio, ce bar mythique de la ville, au fondement du mojito et dans lequel Ernest Hemingway avait ses entrées et, surtout, ses habitudes. «C’était également un chasseur, avec des histoires de chasse plus vraies que nature, dit-il. À ce moment-là, au contact de l’endroit, et plus tard, au contact de son oeuvre que je revisitais, des liens se sont faits, des fils se sont noués », et Abba bear venait de trouver sa trame narrative, volontaire­ment contraigna­nte.

Tous les chapitres trouvent leur tonalité dans une citation puisée dans les nombreuses nouvelles de l’impétueux aventurier romancier, auteur de Pour qui sonne le glas, qui a passé sa jeunesse au bord du lac Charlevoix dans le Michigan, citation

placée en conclusion d’un chapitre et en amorce du suivant. Le village indien. Cinquante mille dollars. La métamorpho­se. Sur l’eau bleue… Pour ne citer qu’elles. «C’est comme un serpent qui se mord la queue », dit Philippe Girard.

Mais il y a plus… L’auteur raconte avoir voulu insuffler à son récit ce côté poussiéreu­x, désuet du style d’Hemingway, un auteur un peu sorti de l’imaginaire présent, selon lui, mais dont les vieilles manières narratives vont pourtant comme un gant à son histoire de chasse, de quête et de découverte de soi, à la dure. «On est dans les contrastes, dans le fond comme dans la forme», affirme Philippe Girard.

On est également dans l’affirmatio­n, celle d’un style et d’une autre nature de ce bédéiste hors norme aimant déjouer les étiquettes, celle du romancier, qu’il n’a jamais réussi à cacher dans ses oeuvres dessinées.

«Je pourrais me sentir comme un imposteur, dit Philippe Girard à la veille du lancement de son premier roman. L’homme met incidemmen­t la touche finale en ce moment à une oeuvre intitulée Le couperet, sa prochaine bande dessinée. Mais finalement, je vais plutôt assumer mon rôle.» Son Mister Macomber n’aurait pas dit mieux…

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FRANCIS VACHON LE DEVOIR Philippe Girard signe une histoire de chasse, de quête et de découverte de soi, à la dure.
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