RÊVER L’ARCHITECTURE EN MOTS
Trop souvent, le discours sur l’architecture ne concerne que les coûts et les jeux politiques
Du Nunavut à la Terre de Feu, le Stade de soccer de Montréal serait parmi ce qu’il y a de mieux. Arrimé avec bonheur à son site — le Complexe environnemental de Saint-Michel, jadis site d’enfouissement —, le bâtiment de la firme Saucier + Perrotte a en effet été retenu comme un des meilleurs à avoir vu le jour, dans toutes les Amériques, entre janvier 2014 et décembre 2015. La liste établie par l’école d’architecture de l’Illinois Institute of Technology, et dévoilée en mars, comprend certes une centaine de réalisations. Elle n’en est pas moins prestigieuse. Elle lance la course à l’excellence, soit le Prix des Amériques, attendu à l’automne. La première édition du Americas Prize, en 2014, a honoré ex aequo un centre commercial de Miami, signé Herzog & Meuron, et le musée Fondation Iberê Camargo au Brésil, conçu par Álvaro Siza. Comme crème de la crème, difficile de trouver mieux.
Un an après son inauguration, le Stade de soccer de Montréal, qui relie un terrain extérieur à un autre intérieur, commence à cumuler les grands honneurs. Il a aussi été considéré, par exemple, comme un des quatre meilleurs bâtiments en bois de la planète. Selon un de ses concepteurs, le centre sportif bénéficie actuellement d’une estime grandissante. «Ça fait boule de neige, commente l’architecte montréalais Gilles Saucier. Vingt articles récents — je pourrais t’envoyer la liste —, c’est une campagne de presse internationale. »
Or, l’homme avale ce succès de travers. «Le stade est discuté partout, sauf à Montréal», dit-il, cachant mal sa rage, ou sa peine, au téléphone.
État de la critique
À entendre Gilles Saucier, pourtant un des architectes d’ici les plus célébrés avec son comparse André Perrotte — ils sont les premiers et seuls lauréats du prix Ernest-Cormier, le dernier-né, en 2014, des Prix du Québec —, nul n’est prophète en son pays. Qu’il soit rassuré: en terre québécoise, ce n’est pas pire qu’ailleurs.
«En France, les grands quotidiens ne font presque plus d’articles en architecture. Il n’y a que Le Monde qui en publie encore, à l’occasion. Dans
Le Figaro, Libération, Le Parisien, Le Sud-Ouest, plus rien du tout. C’est terrible. Quand un bâtiment est inauguré, on parle du maire, du président de la République. L’architecte, il n’est même pas cité.» C’est Emmanuel Caille, rédacteur en chef du magazine D’architectures, qui parle ainsi. Le critique parisien était de passage à Montréal début avril, invité par la Maison de l’architecture du Québec (MAQ) à une discussion autour de l’état de la critique dans le domaine. Le petit diffuseur aux mille idées a pris le taureau par les cornes. Depuis 2011, du moins, s’y tient le Concours jeune critique MAQ en architecture, et c’est lors du dévoilement des lauréats de la 4e édition qu’ont été réunis Emmanuel Caille et son vis-à-vis new-yorkais, Paul Goldberger, éminente plume lauréate d’un prix Pulitzer en 1984.
Pour Caille, la situation est terrible parce qu’elle traduit non pas tant une indifférence générale à l’égard de l’art du bâti qu’une méconnaissance et de fausses impressions.
«Le phénomène du “starchitecte” a un rôle ambigu dans la presse. C’est positif, parce qu’on parle enfin d’architecture, commente-t-il. C’est négatif, parce que souvent l’architecte est perçu comme quelqu’un qui fait payer ses fantaisies au public. » Le cas de Jean Nouvel (musée Quai de Branly), un habitué des dépassements de coûts, est un des plus « terribles ». En logement social, oeuvres d’architectes moins connus, les cas offrent un spectre plus rassurant. Le critique déplore l’absence de textes porteurs même dans les revues spécialisées. La description
«Les grands médias doivent reconnaître que le public s’intéresse à l’architecture et à ses architectes»
de projets l’emporte souvent sur l’analyse. «Ça ne m’intéresse pas de lire qu’on entre par l’entrée. Il faut comprendre pourquoi un bâtiment a un sens, pourquoi ses jeux spatiaux émeuvent, pourquoi il interroge notre façon d’habiter. Ça, très peu de gens le font», croit-il.
«Paradis révolu»
Sophie Gironna y, directricefondatrice de la MAQ et critique au Devoir dans les années 1990, est d’avis que l’époque où un Paul Goldberger était journaliste permanent du New York Times fait partie du « paradis révolu». Cependant, malgré la mode pour le clip et les tics en 140 mots, elle constate «un début de retour de balancier vers les textes de fond, la lenteur, la réflexion». À preuve, dit-elle, la popularité et la qualité du concours de cette année: 88 textes soumis par des gens autour de 25 ans, « des textes extrêmement bien écrits ».
Sergio Morales, de la firme Chevalier Morales architectes, note aussi une tendance à l’amélioration. Ce qui l’inquiète, c’est l’absence de débats en amont des chantiers.
«Dans le cadre des grands projets (Maison symphonique, CUSM, CHUM), on ne sait jamais comment ces bâtiments contribueront à améliorer notre qualité de vie. Les énoncés de vision ne font pas l’objet de discussions », soutient-il.
Gilles Saucier, lui, se désole que l’architecture, quand elle arrive à se faire une place dans les médias, le soit pour les mauvaises raisons, comme les coûts et les jeux politiques. Les visions architecturales souffrent du cliché sujet sans intérêt. «Les grands médias, dit-il, doivent reconnaître que le public s’intéresse à l’architecture et à ses architectes. »
Emmanuel Caille croit que son rôle ne consiste pas à célébrer les stars ou à dénoncer un projet aux coûts faramineux. Celui qui dit vouloir «montrer que les choses les plus triviales du chantier jusqu’aux choses les plus subtiles de l’architecture font partie du même mouvement » ne se prive cependant pas parfois de défendre l’indéfendable. Comme la Fondation Vuitton, de Frank Gehry, «le bâtiment le plus cher au mètre carré », où aux «formes incroyables » correspond une «syntaxe structurelle» (les boulons et autres chutes d’eau). «Malgré la complexité démentielle, c’est de l’architecture. »