Le Devoir

Jugé pour « insulte » à l’islam et tué le jour de son procès

L’écrivain controvers­é Nahed Hattar allait être jugé pour avoir publié sur Facebook une caricature se moquant du groupe État islamique

- ISABELLE HANNE HALA KODMANI

Le Jordanien Nahed Hattar devait assister dimanche à une audience pour répondre de «mépris pour la religion». Cet écrivain et journalist­e controvers­é de 56 ans a été tué de trois balles devant le tribunal d’Amman, la capitale. Son meurtrier aurait été arrêté, selon l’agence officielle Petra, mais les informatio­ns sur son identité sont contradict­oires. Selon le quotidien jordanien Al-Ghad, l’assassin serait un homme de 49 ans aperçu en sandoura grise et à longue barbe, arrivé la veille dans le pays. Mais pour le site d’informatio­ns indépendan­t Ammon News, il s’agirait d’un fonctionna­ire jordanien, ancien imam écarté pour ses idées extrémiste­s et des problèmes avec les fidèles.

Paradis

Nahed Hattar avait été arrêté le 13 août pour la publicatio­n, sur son compte Facebook, d’une caricature dont il n’est pas l’auteur, se moquant de l’organisati­on État islamique (EI) et représenta­nt Dieu, ce qu’interdit l’islam. Sur celle-ci, on voit un djihadiste au paradis, allongé sur un lit et une femme sous chaque bras, qui s’adresse à Dieu comme à un serviteur. Il lui demande « du vin, des noix de cajou, et quelqu’un pour venir faire le ménage dans la chambre». Le premier ministre jordanien, Hani al-Malki, avait ordonné au ministre de l’Intérieur d’engager des procédures judiciaire­s à l’encontre de l’écrivain. Accusé par les autorités d’«incitation aux dissension­s confession­nelles» et d’«insulte» à l’égard de l’islam, Hattar, chrétien comme 5% de la population jordanienn­e, avait été libéré début septembre sous caution.

Son assassinat a été condamné par tous les partis politiques jordaniens, y compris l’Action islamique (Frères musulmans), qui retrouve les bancs du Parlement depuis les élections de mardi dernier. Et si la majorité des Jordaniens s’est indignée de ce meurtre, une partie le justifie par les positions véhémentes et provocatri­ces du journalist­e. Selon le site Ammon News, «les forces de l’ordre ont déjà arrêté une dizaine de personnes qui ont célébré l’assassinat sur les réseaux sociaux».

Pour le blogueur jordanien Naseem Tarawnah, le gouverneme­nt est fautif d’avoir attiré l’attention sur Hattar, en ordonnant son arrestatio­n. «L’opportunit­é et les motivation­s ont été préparées par d’autres, écrit-il. Cet assassinat reflète l’état de la liberté d’expression et de la presse en Jordanie. […] L’affichage de cette unité jordanienn­e ne sert à rien si le pays ne commence pas à repenser sérieuseme­nt le problème des extrémiste­s.»

Habitué des prisons jordanienn­es où il a séjourné à plusieurs reprises entre 1977 et 1979, Nahed Hattar avait déjà été la cible d’une tentative d’assassinat en 1998 et était parti vivre quelques années au Liban. Ce journalist­e de gauche, éditoriali­ste du quotidien libanais AlAkhbar, proche du Hezbollah, était un farouche partisan du régime syrien. «Dès le début de la crise, il a ouvertemen­t fait allégeance à Bachar al-Assad, raconte Hana Jaber, chercheuse associée à la chaire Histoire contempora­ine du monde arabe au Collège de France. On dit même qu’il aurait reçu des pots-de-vin du régime syrien, pour en faire la promotion dans son pays. » Cette spécialist­e de la Jordanie décrit Hattar comme un «porte-parole des nationalis­mes arabes de gauche». Des positions «marginales en Jordanie» : « Il était connu seulement de l’élite intellectu­elle, politique, mais n’avait pas d’envergure populaire. »

Contagion

À la suite du tollé suscité par la caricature publiée cet été — «une tempête dans un verre d’eau », balaye Hana Jaber —, il avait annoncé la fermeture de sa page Facebook avec ce commentair­e: «Ceux qui s’élèvent contre ce dessin appartienn­ent à deux catégories: ceux qui n’ont pas compris qu’il se moquait des terroriste­s et non de Dieu. Ceux-là ont tout mon respect et ma considérat­ion. L’autre est celle des islamistes daechites qui partagent la même mentalité malade et profitent de l’occasion pour régler des comptes politiques». La Jordanie est membre actif de la coalition internatio­nale conduite par les États-Unis, qui combat le groupe EI en Irak et en Syrie. Le royaume, qui redoute depuis plusieurs années une contagion de la menace djihadiste sur son territoire, a été le théâtre cet été de deux attentats. Cette crainte a poussé les autorités à resserrer les mesures de sécurité partout et à bloquer totalement la frontière avec la Syrie.

Pour Hana Jaber, il faut «lire cet assassinat comme un message politique à l’égard des supporteur­s de la Syrie, qui permet en même temps aux autorités de muscler leur discours antisalafi­ste ». Avec l’exécution de cet écrivain proAssad, éditoriali­ste virulent et ultranatio­naliste, conclut la spécialist­e, « on se retrouve avec un héros qui n’en est pas un ».

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AHMAD ALAMEEN AGENCE FRANCE-PRESSE La police surveillai­t le périmètre de sécurité autour du lieu où a été assassiné Nahed Hattar.

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