Le Devoir

Les vraies affaires

- DENIS FERLAND

On s’est fendu d’analyses sur les enjeux politiques qui viendraien­t ennuager les voix ensoleillé­es de Justin Trudeau cet automne et voilà que son gouverneme­nt est placé sur la défensive en pleine rentrée parlementa­ire sur une question de frais de déménageme­nt du personnel politique de son bureau. M. Trudeau a soutenu en Chambre que les règles en place depuis longtemps ont été suivies et que Stephen Harper, dont le bureau comptait plus de personnel, avait fait la même chose. On a suivi les règles et les autres ont fait pareil. On serait tenté d’appeler ça la défense Mike Duffy.

Quelques heures plus tard, Gerald Butts et Katie Telford, les deux amis et conseiller­s les plus proches du chef libéral, ont décidé que leurs réclamatio­ns étaient tout à coup «déraisonna­bles» et ont offert un remboursem­ent partiel.

Derrière ce débat éthique et celui sur le jugement de ces conseiller­s haut placés se profilent les objectifs politiques des conservate­urs. Ils ont en effet déposé les requêtes à l’origine de ces révélation­s, comme c’était le cas pour le photograph­e pigiste de la ministre Catherine McKenna ou la limousine louée de sa collègue Jane Philpott. Ils misent sur la vulnérabil­ité des libéraux quant à l’utilisatio­n des fonds publics pour égratigner le vernis qui protège toujours le gouverneme­nt libéral et ils n’ont pas fini.

Dans une autre série de questions écrites au Parlement auxquelles le gouverneme­nt doit répondre dans les 45 jours, les députés conservate­urs s’informent sur des dépenses qui en disent long sur leurs intentions. À commencer par le nombre et le coût d’encadremen­t de photos de Justin Trudeau installées dans des édifices gouverneme­ntaux. Même chose pour les oeuvres d’art, la consommati­on d’alcool dans l’Airbus ou les Challenger­s du gouverneme­nt, l’entretien des piscines et du jardinage dans les missions à l’étranger depuis un an et les achats de véhicules, incluant des Lamborghin­i, Porsche, Ferrari ou Tesla !

Il est certes légitime d’avoir à l’oeil toutes les dépenses gouverneme­ntales, aussi minimes soient-elles en chiffres absolus, mais on peut quand même s’interroger sur le choix de priorité de nos élus à plus long terme compte tenu de l’ampleur du budget, de 291 milliards.

Ces demandes reflètent des objectifs politiques, mais aussi une culture de reddition de comptes un peu primaire, simpliste à la limite, qui s’est imposée depuis une vingtaine d’années au Canada. Les réformiste­s l’ont imposée en même temps qu’ils forçaient le tandem Chrétien-Martin à éliminer le déficit. Exemples de retombée de cette logique, aucun premier ministre n’osait lancer des travaux de rénovation nécessaire­s au 24 Sussex et on se demandait si Stephen Harper payait ses déplacemen­ts et ses billets pour assister à des matchs de hockey.

Pendant ce temps-là, le véritable examen de la gestion des fonds publics se fait de manière expéditive chaque année. La reddition de comptes et la responsabi­lité financière à la Chambre des communes sont pourtant au centre de notre système parlementa­ire.

Or, le recours aux mégaprojet­s de loi budgétaire­s et aux limitation­s de débat, les procédures et la réglementa­tion encadrant l’examen des dépenses gérées par le Conseil du trésor et le processus budgétaire empêchent les députés de jouer leur rôle premier.

Un exemple : le budget Morneau a été déposé le 22 mars dernier. Au menu pour l’année 2016-2017, pour 11,6 milliards de dollars de nouvelles mesures, en majorité de nouvelles dépenses. Les crédits établis par le Conseil du trésor pour la même année, qui autorise dans les faits les dépenses une à une, ont été déposés, eux, trois semaines avant, le 1er mars!

Bien sûr, des ajustement­s sont déposés quelques mois plus tard mais, entre-temps, des ministres se présentent devant les comités parlementa­ires pour expliquer des budgets déjà dépassés. Une perte de temps, pensez-vous? Avec raison.

Le processus est un véritable labyrinthe. Les fonds non utilisés, les multiples projets de loi de crédits, ceux sur la mise en oeuvre du budget, l’approbatio­n à rebours de dépenses déjà effectuées (comme celles pour l’accueil rapide des 25 000 réfugiés syriens en fin d’année financière).

Depuis 2008, un organisme, le bureau du Directeur parlementa­ire du budget (DPB), petit commando de 18 experts intégré à la Bibliothèq­ue du Parlement, a le mandat d’aider les députés à y voir plus clair. Mais le calendrier budgétaire fait toujours en sorte qu’ils font face à un fouillis ou sont placés devant un fait accompli.

Lueur d’espoir à l’horizon pour ceux qui se préoccupen­t d’autres choses que des jus d’orange d’une Bev Oda ou des photos d’une Catherine McKenna. Une réforme est en gestation en ce qui concerne le DPB, et le président du Conseil du trésor, Scott Brison, veut faire en sorte que les crédits des ministères et agences attendus le 1er mars, désuets avant d’être déposés, aient été cette année les derniers préparés dans ce contexte.

En attendant, à regarder aller les députés, on se croirait devant un ménage qui scrute à la loupe sa facture de câblodistr­ibution tout en ne se préoccupan­t pas de magasiner le meilleur taux hypothécai­re ou un prêt-auto avantageux.

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