Viser plus grand pour nourrir l’avant-garde
Développement du public et du territoire : les clés de la danse, selon Dominique Hervieu
«Mon sentiment, c’est qu’il faut développer le public pour protéger l’avant-garde, réfléchit pour Le Devoir, devant un Perrier du pop-up Café Danse de la rue de Grôlée, la directrice artistique de la Biennale de la danse de Lyon, Dominique Hervieu. En trouvant des équilibres avec des oeuvres très accessibles qui soutiennent, même économiquement, les structures et les publics, et permettent le développement d’autres oeuvres plus difficiles, plus nichées. » Discussion sur la place de l’avant-garde dans les institutions et sur les festivals du XXIe siècle.
«Je crois qu’il faut viser plus grand pour entretenir les artistes nichés, poursuit celle qui a pris en 2011 les rênes d’un des très grands festivals de danse du monde, entretenir une large base de spectateurs, dont certains vont s’intéresser de plus en plus ensuite à la danse, jusqu’à aller avec le temps vers les spectacles de niche.»
Pour viser plus grand, la chorégraphe et exdanseuse qui a fait d’abord sa marque comme interprète, puis comme coauteure des oeuvres de José Montalvo (Compagnie Montalvo-Hervieu), croit à la création de grands axes, de «routes d’échange» internationales. Dominique Hervieu est donc ravie de se voir confier, pour 2018, la direction artistique de la Triennale de danse de Yokohama, au Japon. «Ça a créé une énergie supplémentaire, des possibilités de coproduire et d’instaurer des échanges», dit-elle, excitée par ce défi. Elle apportera là ce qu’elle a insufflé à Lyon à son arrivée: la création. Des oeuvres fraîches, qui voient le jour, et des artistes en résidence. «C’est ma politique et mon apport.»
Avec «les territoires»
Au Japon comme à Lyon, Mme Hervieu entend travailler avec «les territoires», expression du jour pour parler des régions. « Quand on veut atteindre vraiment une légitimité internationale, il faut être à l’échelle à la fois des régions et des métropoles», avec le double objectif de démocratiser la danse, de la porter hors des villes ou vers les pays complices, et de multiplier les partenaires. Et les possibilités.
Faut-il en échange inclure à la programmation des spectacles plus poreux, grand public? «Bien sûr. Ça se passe en dialogue. Je travaille avec 60 lieux, dont 40 théâtres. C’est beaucoup. Et c’est ça la force, et c’est grâce à ça qu’il y a de plus en plus de danse sur l’ensemble du territoire! Plein de lieux n’osent pas encore programmer de la danse en dehors de la Biennale, et pour l’instant s’appuient sur moi comme conseillère artistique. On va trouver l’oeuvre qui leur correspond, et quelques fois pour des publics qui n’ont jamais vu de danse. Et évidemment, on ne peut pas faire les oeuvres très pointues dans une petite ville de 15 000 habitants où il n’y a jamais de danse. »
Question d’équilibre et de contexte. Mais Numéridanse.tv, un site Internet et un outil numérique, et «tout le travail qu’on fait avec le Défilé [sauf cette année, transféré à 15 jours d’avis au stade de Gerland pour des raisons de sécurité, traditionnellement dans les rues de Lyon, qui réunit plus de 200 000 personnes], et le travail avec l’éducation artistique, la participation, la fête sont aussi à la disposition de toutes ces villes. Ça fait un maillage avec les oeuvres elles-mêmes. »
Certaines de ces petites villes se prennent au jeu, demandant désormais leurs créations à elles, sont prêtes à échanger le privilège de voir une oeuvre naître et des danseurs hanter ses rues contre l’utilisation d’un studio et un appartement à la disposition des artistes.
Une organisation rodée
La Biennale de la danse de Lyon est maintenant une énorme structure, très rodée. Une institution. Elle présente pour cette 17e édition une cinquantaine de spectacles par quelque 35 artistes; des débats et journées d’étude; des rencontres et conférences de chorégraphes et
d’artistes; une exposition Corps rebelles au Musée des confluences (oui, oui, la petite soeur pas tout à fait jumelle de l’expo qu’a accueillie le Musée de la civilisation de Québec en 2015); des classes de maîtres pour les interprètes. Entre autres.
Peut-on encore promouvoir l’émergence et l’essai quand on est devenu une si grosse machine? Dominique Hervieu croit que oui; et que c’est même nécessaire. «Ce qui fait l’institution, c’est le niveau de subventions. Quand on est vraiment dans l’avant-garde, souvent pas grand-monde ne va venir voir et du coup, ça demande beaucoup de subventions. Et regardez le musée Beaubourg: c’est une institution, et d’avant-garde.»
Elle revient à sa vision : démocratisation et diversité de programmation. «Je ne suis pas une dogmatique qui dit qu’il n’y a qu’un art, ou qu’une sorte de danse qui soit intéressante. J’aime bien les spectacles jeunes publics par exemple, il y a là des oeuvres de grande qualité pour emmener les familles à la danse. J’ai beaucoup d’estime aussi pour les grands formats, le déploiement, les oeuvres vraiment populaires de qualité; ça en prend.»
Et les subventions, rappelle-t-elle, viennent de l’argent public. «C’est important, sur le plan éthique, que cet argent public aille à tous les publics, et pas à un seul fait de ces spectateurs archicultivés. Il faut qu’il soit là, celui-là aussi, et c’est pour ça que j’ai fait venir Catherine Gaudet, et ces oeuvres-là que j’adore et qui ne sont pas faciles. Mais l’argent public, ça concerne tous les publics. C’est mon credo.»