Le rêve inachevé de Shimon Peres
L’ancien président et premier ministre rêvait d’une coexistence pacifique entre deux États, israélien et palestinien. Mais cette solution a du plomb dans l’aile.
Àl’aube de ses 91 ans, l’ancien premier ministre israélien Shimon Peres, décédé mercredi à Tel-Aviv, avait lancé cette boutade: «Mes succès les plus importants sont ceux qu’il me reste à accomplir. » Au moment où Israël pleure le dernier de ses pères fondateurs, l’architecte des accords d’Oslo, le faucon devenu Prix Nobel de la paix, la phrase résonne comme un terrible avertissement.
Jamais en effet la solution des deux États préconisée par Shimon Peres n’a été aussi mal en point. Avec plus de 400 000 colons israéliens en Cisjordanie (20 % de la population) et un processus de paix au point mort depuis plus d’une décennie, il n’est plus rare en Israël d’entendre dire que la solution des deux États, toujours officiellement défendue par le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne, a plus que du plomb dans l’aile. C’est notamment l’opinion du célèbre écrivain de gauche Avraham Yehoshua. Dans son grand appartement couvert de livres
du nord-est de Tel-Aviv, le lauréat du prix Médicis n’est guère optimiste.
«La solution des deux États est une illusion. Moi, j’ai toujours été pour cette solution. Ce fut ma conviction pendant 40 ou 50 ans. Après la paix avec l’Égypte et la Jordanie, les conditions étaient réunies. Les Palestiniens avaient commencé à l’accepter. Mais Israël a tout gâché avec les colonies. De leur côté, les Palestiniens n’ont pas fait d’effort pour créer un État viable. Il faut regarder la réalité en face. Les colonies continuent tout le temps. […] Nous allons vers un État binational.»
La fin du projet sioniste
C’est avec la mort dans l’âme que l’écrivain dit prononcer ces mots. Selon lui, tel n’était pas le projet sioniste de la première heure qui voulait construire le seul État au monde où les Juifs seraient majoritaires. Mais l’histoire en a décidé autrement, dit-il. «Il y a un problème juif avec les territoires [occupés].
[…] On ne pourra jamais arracher les 400 000 Juifs zélotes de la Cisjordanie.» Or, dit l’écrivain, «il faut donner des droits civils aux Palestiniens. Comment le faire sans leur donner la citoyenneté ? […] Les deux États, c’est foutu! Même si les Palestiniens acceptaient les frontières de 1967, ça ne serait plus possible. On ne peut plus diviser Jérusalem.»
Pourtant, la gauche traditionnelle et une grande partie de la droite jugent toujours inimaginable la création d’un seul État où les Palestiniens risqueraient de devenir majoritaires. Les plus lucides, comme l’essayiste et chroniqueur du grand quotidien de gauche Haaretz, Ari Shavit, estiment que le pays est déchiré entre la perspective d’un seul État, « où les Juifs ne seraient plus majoritaires », et celui d’un État de plus en plus antidémocratique, perpétuant l’apartheid dans lequel vivent les Palestiniens depuis 1967.
« Les gens qui défendent l’occupation ne font pas qu’opprimer les Palestiniens, ils créent une situation où les juifs ne seront plus majoritaires en Israël à moins de liquider la démocratie. […] Si on ne fait pas un virage à 180 degrés, la situation actuelle est suicidaire. Dans dix ans, il y aura 700 000 colons en Cisjordanie et ce sera trop tard. »
Mais, pour un nombre croissant d’Israéliens, il est déjà trop tard ! D’abord parce que la Cisjordanie, grâce notamment à Shimon Peres, est devenue un gruyère traversé d’implantations et de routes réservées aux seuls Israéliens. «La stratégie de dépeçage du territoire a fonctionné, 60% du territoire palestinien est aujourd’hui sous contrôle israélien», tranche le Palestinien Mohamed Daragmeh, correspondant d’Associated Press à Ramallah. Une des dernières fois où il a dû prendre l’avion à TelAviv, Daragmeh a été bloqué pendant trois heures à un barrage. Il a raté son vol. « La vie est devenue impossible pour les Palestiniens de Cisjordanie », affirme-t-il.
Jeunesse politique
Le premier ministre Benjamin Nétanyahou a beau soutenir du bout des lèvres la solution des deux États, la jeune garde du Likoud n’y croit plus. «La solution des deux États n’est pas réaliste en ce moment. Je crois que le statu quo est la meilleure solution pour tous », a déclaré la ministre de la Justice, Ayelet Shaked. Un point de vue qui est aussi défendu par l’actuel ministre de l’Éducation, Naftali Bennett, et la vice-ministre des Affaires étrangères, Tzipi Hotovely. Même le parlementaire de gauche Yossi Beilin, un proche de Peres qui avait amorcé en 1992 les négociations secrètes qui menèrent aux accords d’Oslo, défend maintenant l’idée d’une confédération où Israéliens et Palestiniens partageraient un même territoire.
«Le rêve des deux États est mort depuis longtemps», dit le journaliste israélien Stéphane Amar qui prépare un livre sur le sujet. « La colonisation n’a jamais cessé et elle n’a jamais été aussi intense que durant les accords d’Oslo. Aujourd’hui, cela rend impossible la constitution d’un État palestinien. Il faut se rendre à l’évidence, les deux parties convoitent exactement les mêmes lieux et chacun rêve de ce que l’autre possède. Il n’y a plus de partition possible. »
Changement démographique
Amar soupçonne même Benjamin Nétanyahou d’avoir quitté Gaza et démantelé les colonies qui s’y trouvaient à cette fin. «Les Israéliens n’ont jamais eu d’attachement à Gaza, dit-il. Ce qui n’est pas le cas pour la Cisjordanie!» Mais, il constate surtout que, depuis l’an dernier, le taux de natalité des Juifs a dépassé celui des Palestiniens. Cela est largement dû aux ultraorthodoxes qui ont souvent sept enfants et plus. Mais, même chez ceux qu’on appelle les « laïques », la famille de trois enfants est devenue la norme. Ces dernières années, il s’est construit des dizaines de jardins d’enfants autour de TelAviv. Amar constate que les promoteurs immobiliers rêvent de pouvoir construire dans les territoires occupés proches de Tel-Aviv, où le prix du mètre carré est devenu prohibitif.
« Les Israéliens ont de plus en plus besoin économiquement de ces territoires, dit-il. Depuis que la démographie favorise les Juifs et qu’on s’est débarrassé de Gaza, la solution d’un seul État est devenue gérable. On assiste à une annexion rampante. C’est la stratégie du fait accompli. En jouant la montre, Israël rend cette solution de plus en plus incontournable. Or, les Israéliens ont tout le temps qu’il faut. »
Selon Avraham Yehoshua, cela pourrait même prendre entre 50 ou 100 ans. Et, comme pour confirmer sa profonde déception, il s’empresse d’ajouter : « Heureusement, je ne serai plus là ! » Shimon Peres aurait peut-être dit la même chose.
Christian Rioux était invité en Israël par le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA-Québec).
«Il faut regarder la réalité en face [...]. Nous allons vers un État binational. »