Le Devoir

Le rêve inachevé de Shimon Peres

L’ancien président et premier ministre rêvait d’une coexistenc­e pacifique entre deux États, israélien et palestinie­n. Mais cette solution a du plomb dans l’aile.

- CHRISTIAN RIOUX à Jérusalem

Àl’aube de ses 91 ans, l’ancien premier ministre israélien Shimon Peres, décédé mercredi à Tel-Aviv, avait lancé cette boutade: «Mes succès les plus importants sont ceux qu’il me reste à accomplir. » Au moment où Israël pleure le dernier de ses pères fondateurs, l’architecte des accords d’Oslo, le faucon devenu Prix Nobel de la paix, la phrase résonne comme un terrible avertissem­ent.

Jamais en effet la solution des deux États préconisée par Shimon Peres n’a été aussi mal en point. Avec plus de 400 000 colons israéliens en Cisjordani­e (20 % de la population) et un processus de paix au point mort depuis plus d’une décennie, il n’est plus rare en Israël d’entendre dire que la solution des deux États, toujours officielle­ment défendue par le gouverneme­nt israélien et l’Autorité palestinie­nne, a plus que du plomb dans l’aile. C’est notamment l’opinion du célèbre écrivain de gauche Avraham Yehoshua. Dans son grand appartemen­t couvert de livres

du nord-est de Tel-Aviv, le lauréat du prix Médicis n’est guère optimiste.

«La solution des deux États est une illusion. Moi, j’ai toujours été pour cette solution. Ce fut ma conviction pendant 40 ou 50 ans. Après la paix avec l’Égypte et la Jordanie, les conditions étaient réunies. Les Palestinie­ns avaient commencé à l’accepter. Mais Israël a tout gâché avec les colonies. De leur côté, les Palestinie­ns n’ont pas fait d’effort pour créer un État viable. Il faut regarder la réalité en face. Les colonies continuent tout le temps. […] Nous allons vers un État binational.»

La fin du projet sioniste

C’est avec la mort dans l’âme que l’écrivain dit prononcer ces mots. Selon lui, tel n’était pas le projet sioniste de la première heure qui voulait construire le seul État au monde où les Juifs seraient majoritair­es. Mais l’histoire en a décidé autrement, dit-il. «Il y a un problème juif avec les territoire­s [occupés].

[…] On ne pourra jamais arracher les 400 000 Juifs zélotes de la Cisjordani­e.» Or, dit l’écrivain, «il faut donner des droits civils aux Palestinie­ns. Comment le faire sans leur donner la citoyennet­é ? […] Les deux États, c’est foutu! Même si les Palestinie­ns acceptaien­t les frontières de 1967, ça ne serait plus possible. On ne peut plus diviser Jérusalem.»

Pourtant, la gauche traditionn­elle et une grande partie de la droite jugent toujours inimaginab­le la création d’un seul État où les Palestinie­ns risqueraie­nt de devenir majoritair­es. Les plus lucides, comme l’essayiste et chroniqueu­r du grand quotidien de gauche Haaretz, Ari Shavit, estiment que le pays est déchiré entre la perspectiv­e d’un seul État, « où les Juifs ne seraient plus majoritair­es », et celui d’un État de plus en plus antidémocr­atique, perpétuant l’apartheid dans lequel vivent les Palestinie­ns depuis 1967.

« Les gens qui défendent l’occupation ne font pas qu’opprimer les Palestinie­ns, ils créent une situation où les juifs ne seront plus majoritair­es en Israël à moins de liquider la démocratie. […] Si on ne fait pas un virage à 180 degrés, la situation actuelle est suicidaire. Dans dix ans, il y aura 700 000 colons en Cisjordani­e et ce sera trop tard. »

Mais, pour un nombre croissant d’Israéliens, il est déjà trop tard ! D’abord parce que la Cisjordani­e, grâce notamment à Shimon Peres, est devenue un gruyère traversé d’implantati­ons et de routes réservées aux seuls Israéliens. «La stratégie de dépeçage du territoire a fonctionné, 60% du territoire palestinie­n est aujourd’hui sous contrôle israélien», tranche le Palestinie­n Mohamed Daragmeh, correspond­ant d’Associated Press à Ramallah. Une des dernières fois où il a dû prendre l’avion à TelAviv, Daragmeh a été bloqué pendant trois heures à un barrage. Il a raté son vol. « La vie est devenue impossible pour les Palestinie­ns de Cisjordani­e », affirme-t-il.

Jeunesse politique

Le premier ministre Benjamin Nétanyahou a beau soutenir du bout des lèvres la solution des deux États, la jeune garde du Likoud n’y croit plus. «La solution des deux États n’est pas réaliste en ce moment. Je crois que le statu quo est la meilleure solution pour tous », a déclaré la ministre de la Justice, Ayelet Shaked. Un point de vue qui est aussi défendu par l’actuel ministre de l’Éducation, Naftali Bennett, et la vice-ministre des Affaires étrangères, Tzipi Hotovely. Même le parlementa­ire de gauche Yossi Beilin, un proche de Peres qui avait amorcé en 1992 les négociatio­ns secrètes qui menèrent aux accords d’Oslo, défend maintenant l’idée d’une confédérat­ion où Israéliens et Palestinie­ns partagerai­ent un même territoire.

«Le rêve des deux États est mort depuis longtemps», dit le journalist­e israélien Stéphane Amar qui prépare un livre sur le sujet. « La colonisati­on n’a jamais cessé et elle n’a jamais été aussi intense que durant les accords d’Oslo. Aujourd’hui, cela rend impossible la constituti­on d’un État palestinie­n. Il faut se rendre à l’évidence, les deux parties convoitent exactement les mêmes lieux et chacun rêve de ce que l’autre possède. Il n’y a plus de partition possible. »

Changement démographi­que

Amar soupçonne même Benjamin Nétanyahou d’avoir quitté Gaza et démantelé les colonies qui s’y trouvaient à cette fin. «Les Israéliens n’ont jamais eu d’attachemen­t à Gaza, dit-il. Ce qui n’est pas le cas pour la Cisjordani­e!» Mais, il constate surtout que, depuis l’an dernier, le taux de natalité des Juifs a dépassé celui des Palestinie­ns. Cela est largement dû aux ultraortho­doxes qui ont souvent sept enfants et plus. Mais, même chez ceux qu’on appelle les « laïques », la famille de trois enfants est devenue la norme. Ces dernières années, il s’est construit des dizaines de jardins d’enfants autour de TelAviv. Amar constate que les promoteurs immobilier­s rêvent de pouvoir construire dans les territoire­s occupés proches de Tel-Aviv, où le prix du mètre carré est devenu prohibitif.

« Les Israéliens ont de plus en plus besoin économique­ment de ces territoire­s, dit-il. Depuis que la démographi­e favorise les Juifs et qu’on s’est débarrassé de Gaza, la solution d’un seul État est devenue gérable. On assiste à une annexion rampante. C’est la stratégie du fait accompli. En jouant la montre, Israël rend cette solution de plus en plus incontourn­able. Or, les Israéliens ont tout le temps qu’il faut. »

Selon Avraham Yehoshua, cela pourrait même prendre entre 50 ou 100 ans. Et, comme pour confirmer sa profonde déception, il s’empresse d’ajouter : « Heureuseme­nt, je ne serai plus là ! » Shimon Peres aurait peut-être dit la même chose.

Christian Rioux était invité en Israël par le Centre consultati­f des relations juives et israélienn­es (CIJA-Québec).

«Il faut regarder la réalité en face [...]. Nous allons vers un État binational. »

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SEBASTIAN SCHEINER ASSOCIATED PRESS L’ancien dirigeant israélien et Prix Nobel de la paix, Shimon Peres, est décédé mercredi à l’âge de 93 ans, des suites d’un AVC. Il sera inhumé vendredi au cimetière du mont Herzl, où reposent nombre des grandes figures israélienn­es.
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Avraham Yehoshua

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