Le Devoir

Producteur­s et artistes s’affrontent autour des droits d’auteur

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Dans un contexte où l’industrie musicale cherche désespérém­ent des sources de revenus, un conflit émerge entre producteur­s et artistes. L’ADISQ a récemment décidé de traîner l’UDA et la Guilde des musiciens devant un tribunal d’arbitrage, a appris Le Devoir. La perception de redevances tirées notamment des ser vices de streaming est au coeur du litige.

Le conflit est complexe, mais la trame de fond se révèle plutôt limpide. « Tout se reconfigur­e dans un contexte où tout le monde crève de faim », reconnaiss­ait la semaine dernière en entrevue Solange Drouin, directrice générale de l’Associatio­n québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ). Dit autrement : on se bat pour chaque dollar.

Mme Drouin dévoilera ce jeudi une série de demandes pour que le gouverneme­nt québécois donne un coup de main à un milieu ébranlé par la fuite continue de ses sources de revenus. Le phénomène est connu depuis longtemps, mais il s’accélère avec la popularité des services de lecture en ligne en continu (streaming).

Mais la sortie de l’ADISQ crée un malaise auprès des représenta­nts des musiciens. «L’ADISQ lance un cri d’alarme en disant qu’elle demande [une aide] notamment pour que les artistes puis-

sent continuer à créer», indique en entretien Annie Morin, directrice d’Artisti — une société de gestion collective de droits des artistes interprète­s. Créée par l’UDA (Union des artistes) en 1997, Artisti est visée par l’action en justice.

« Sauf qu’en même temps, l’ADISQ dépose une requête contre le syndicat et la société qui représente­nt les artistes», note Mme Morin. Une situation qu’elle juge « inconfor table ».

Écosystème

L’ADISQ a en effet déposé le 2 août une requête en ordonnance de sauvegarde à l’Union des artistes et à la Guilde des musiciens. L’associatio­n souhaite que soit bloquée une pratique qui aurait selon elle «pour conséquenc­e de vider de leur sens les relations contractue­lles entre les producteur­s et les artistes-interprète­s», et qui rendrait ainsi «dysfonctio­nnelle la chaîne industriel­le reconnue par l’industrie locale et mondiale de la musique ».

Dans sa requête de près de 70 pages, l’ADISQ écrit que l’écosystème qui permet aux artistes de bénéficier du soutien «d’entreprene­urs pour produire

et mettre en marché des enregistre­ments sonores, développer leur carrière, diffuser leur musique et en tirer des revenus» est menacé.

Le dossier ne concerne que les artistes-interprète­s (chanteurs ou musiciens), et non pas les auteurs-compositeu­rs. Dans la chaîne de production d’un album, ces derniers reçoivent une redevance dès la vente d’une «copie 1» — un disque acheté, une chanson écoutée en ligne, etc.

Pour les artistes-interprète­s, la convention est

différente. Règle générale, ils reçoivent un montant forfaitair­e pour l’enregistre­ment d’une oeuvre (une vieille entente entre l’UDA et l’ADISQ régit cette question, mais est en renégociat­ion depuis… 16 ans). En contrepart­ie, ces interprète­s cèdent au producteur les droits exclusifs sur leur prestation. Le producteur assume tous les frais liés à la production et à la commercial­isation de l’enregistre­ment sonore.

«Tout le monde fonctionne comme ça depuis toujours, soutient Lyette Bouchard, directrice générale adjointe de l’ADISQ. Le producteur a les droits sur les bandes maîtresses, il exploite l’album et tente de récupérer les coûts de production. Quand ceux-ci sont remboursés — ce qui arrive rarement au Québec —, il partage.»

Mais à la fin 2015, Artisti a fait une demande auprès de la Commission du droit d’auteur pour que les artistes-interprète­s touchent eux aussi des redevances dès la «copie 1» de l’oeuvre sur laquelle ils jouent ou chantent. Cela vaudrait autant pour les ventes physiques que numériques — y compris le streaming.

Payés en double

Dans sa requête, l’ADISQ soutient que l’UDA et la Guilde incitent actuelleme­nt les artistes-interprète­s à céder leurs droits exclusifs non plus au producteur, mais bien à Artisti.

Le document cite une lettre que l’ex-président d’Artisti a adressée à ses membres à la fin de l’année dernière: «Céder vos droits à Artisti vous permettrai­t de percevoir directemen­t les sommes qui vous reviennent sans qu’elles passent par les mains du producteur, qui a accès à des crédits d’impôt et à quantité de subvention­s.»

«En somme, les artistes-interprète­s demandent à être payés en double, estime Lyette Bouchard. Une fois lors de l’enregistre­ment, et à chaque vente par la suite.» Or, elle fait valoir que « peu importe comment on répartit les revenus, il n’y aura pas plus d’argent dans l’industrie.» Un producteur privé de sa capacité à se faire rembourser perdrait «toute raison de continuer à exploiter son entreprise », pense l’ADISQ.

Entre autres arguments, Artisti fait de son côté valoir que le modèle actuel impose aux interprète­s de participer à la récupérati­on des coûts de production d’un album… cela sans avoir rien à dire sur ce que représente ce montant. On met aussi de l’avant le fait qu’Artisti est indépendan­te de l’UDA et que les ententes collective­s signées par l’UDA ne la concernent pas.

Le dossier devrait être entendu à la fin de l’année ou au début 2017.

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