Le Devoir

Alain Platel, des chevaux et des hommes

- CATHERINE LALONDE à Lyon Notre journalist­e est à Lyon à l’invitation de la Biennale de la danse.

Ça s’appelait d’abord le Mahler Projekt, pensé par Alain Platel, auteur de danse aux oeuvres attendues et directeur depuis 1984 des belges Ballets C de la B. C’est devenu Nicht Schlafen, «Ne dormez pas » en allemand, une longue pièce sur les tensions et glissement­s des débuts de siècle. Une danse pour trois chevaux morts, huit hommes et une femme, bien vivants eux, mais perdus et éperdus.

Invité à écouter la musique de Mahler (1860-1960), le Belge Alain Platel, toujours obsédé de Bach, n’a d’abord pas du tout aimé. Jusqu’à avoir du mal même à l’écouter. «Mais j’aime bien ce genre de défi», admettait en entrevue publique, de sa voix si douce, sa longue silhouette repliée sur elle-même, celui qui a «encore des problèmes à accepter qu’on [l]'appelle chorégraph­e». Et comme le personnage de Mahler le fascinait, tout comme le monde et l’époque pré-Seconde Guerre mondiale où le compositeu­r a vécu, il y avait là ample matière à créer.

Inspiré par la lecture de The Vertigo Years. Change and Culture in the West 1900-1914 (Weidenfeld & Nicolson) de l’historien et journalist­e allemand Philipp Blom, Alain Platel s’est mis à noter des ressemblan­ces entre cette époque et le monde d’aujourd’hui. « L’auteur décrit comment des changement­s rapides dans la société ont toujours le même effet: insécurité des gens, naissance de cette même réaction de protection­nisme. Il y a cent ans, l’arrivée des avions, des voitures, des machines, des femmes à la vie économique, a créé des perturbati­ons. Quelque chose du même ordre se produit aujourd’hui avec Internet, qui change tout», croit l’ex-orthopédag­ogue.

Mahler au départ

La musique de Mahler était le point de départ, rapidement enrichie des chants de deux Congolais qui avaient été de Coup fatal (2014), précédente pièce de Platel sur le Congo ravagé. «Je m’imaginais le son de deux chanteurs pygmées à côté de la musique de Mahler, ne me demandez pas pourquoi ! »

Dès le début aussi, la collaborat­ion avec la plasticien­ne Berlinde De Bruyckere, admirée depuis longtemps, a infléchi le travail. Car ses oeuvres sont visuelleme­nt frappantes. Corps qui semblent morts, parfois miarbres ou crûment humains; corps de chevaux morts devenus sculptures sans pourtant perdre un côté cadavériqu­e. «Dans tout le travail que je fais, je ne pars jamais d’un scénario ni d’une idée précise, explique Platel, mais là j’avais, pour commencer, besoin d’un décor, d’un environnem­ent. » Trois carcasses équines servent à la scénograph­ie de Nicht Schlafen.

Les danseurs ont assisté au travail de De Bruyckere, qu’elle garde habituelle­ment secret, à l’Hôpital vétérinair­e, sur des chevaux trépassés — décédés de mort naturelle ou des suites de maladies, assure-t-on. Le danseur Samir M’Kirech en reste marqué, presque au fer rouge. «Voir ce petit bout de femme, qu’on ne soupçonne pas forte, qui manipule le cheval mort, la lèvre de l’animal qui traîne au sol et se retrousse, son odeur, c’était quelque chose…» Expérience d’animalité, de vie, de mort, de transforma­tion et d’art, senton en sous-texte.

Grande liberté

Deux autres interprète­s, Bérengère Bodin et Romain Guion, parleront eux aussi de la grande liberté qu’ils ressentent auprès de monsieur Platel; de cette impression de contribuer au coeur battant de la création; de cette sensation d’appartenir vraiment à un groupe, à la compagnie. Quel est donc le secret d’Alain Platel pour créer cet espace de liberté, cette façon d’être ensemble et ce don de soi en studio? demande-t-on en privé à Samir au sortir de la rencontre. «Il y a deux manières d’obtenir ce qu’on veut d’un interprète, dit le danseur. Soit en dirigeant très, très précisémen­t, en exigeant des interpréta­tions au millimètre sur certains mouvements et en triturant dans le psychologi­que pour arriver à ce qu’on veut. J’ai connu ça. Soit, comme Alain le fait, en écoutant. C’est avec lui que pour la première fois je me suis senti artiste, et pas qu’un interprète. Les deux manières de faire fonctionne­nt. Sauf qu’avec la première, j’ai eu besoin de psychothér­apie ensuite…»

Une danse sociétale que celle d’Alain Platel? Le chorégraph­e répond mollement, pas sûr de vouloir porter l’étiquette. Une danse qui soigne? «Ça me soigne, ça, c’est sûr. Il peut se passer quelque chose en studio, ça peut certaineme­nt avoir des effets sur certains spectateur­s. Mais dire que la danse va changer le monde, que l’art va le guérir?» Non, tranche définitive­ment l’homme.

Il faudra donc trouver autre chose…

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© MICHEL CAVALCA Nicht Schlafen du chorégraph­e belge Alain Platel
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Alain Platel

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