Le Devoir

L’inévitable culpabilis­ation

- PIERRE CLICHE Ingénieur retraité, Bouchervil­le

Dimanche dernier, à l’émission Tout le monde en parle, l’entreprene­ur Mitch Gerber a mis en opposition les statistiqu­es suivantes: alors que 80% des Anglo-Québécois parleraien­t le français, seulement 40% des Québécois francophon­es parleraien­t l’anglais. Souhaité ou non par M. Gerber, le résultat de cette boiteuse comparaiso­n est le même: le constat que les Québécois francophon­es sont encore et toujours les cancres de la classe dans le domaine linguistiq­ue. Serait-ce une autre façon pernicieus­e de nous asséner ce foutu «speak white» dont nous n’arriverons jamais à nous libérer, semble-t-il?

La comparaiso­n de M. Gerber, dont le fondement est vicié, aurait pu s’énoncer de façon tellement plus pertinente si ce dernier s’en était donné la peine ou en avait eu la volonté. Formulé autrement, voici ce que cela aurait pu donner: alors que les Franco-Ontariens (à 500 000, presque aussi nombreux que les Anglo-Québécois) et les Acadiens parlent pratiqueme­nt tous anglais, il n’y a que 80% des Anglo-Québécois qui parlent français. Ou encore: alors que 40% des Québécois francophon­es parlent anglais, moins de 10% des anglophone­s hors Québec parlent le français. Ainsi énoncées, ces comparaiso­ns donnent un portrait éminemment plus fidèle et surtout plus juste de nos compétence­s linguistiq­ues qui, vues sous cet angle, se comparent très avantageus­ement avec la plupart des peuples.

Pourrait-on enfin me dire quand, au Québec, la maîtrise de l’anglais sera considérée pour ce qu’elle est: une compétence profession­nelle essentiell­e à qui veut faire une carrière nationale (au sens de canadienne) ou internatio­nale; ou encore une compétence culturelle pour qui souhaite appréhende­r sérieuseme­nt la culture anglophone et jouir d’une mobilité linguistiq­ue pratiqueme­nt universell­e facilitant grandement ses déplacemen­ts de par le vaste monde ?

Cela étant posé, il serait peut-être temps de cesser de nous faire croire que 100% des Québécois francophon­es sont ou devraient êtres mus par un mystérieux attrait irrésistib­le pour l’apprentiss­age de l’anglais. Si tel était le cas, nous serions bien le seul peuple sur Terre à avoir collective­ment un tel engouement qui ferait de nous, linguistiq­uement parlant, un peuple élu. Malheureus­ement, la réalité étant toute autre, efforçons-nous donc d’être tout simplement un peuple normal et heureux de l’être.

Ce constat établi, j’aimerais que l’on me dise pourquoi un Québécois francophon­e, au même titre qu’un Anglo-canadien, qu’un Français ou qu’un Italien, ne pourrait pas vivre une vie agréable et satisfaisa­nte même s’il ne se sent pas tenu à apprendre une autre langue, poussé par une des nombreuses motivation­s qui incitent habituelle­ment certaines gens à le faire? Ce Québécois n’est pas pour autant moins honorable et respectabl­e que les bilingues et trilingues qui ont fait ce choix par ambition profession­nelle, par sens pratique, ou simplement par goût ou curiosité des autres langues et des autres cultures.

Bien que libéré depuis belle lurette de toute forme de colonialis­me (britanniqu­e ou anglo-canadien), il est étonnant et navrant de voir à quel point les Québécois francophon­es souffrent toujours de ce qu’on pourrait qualifier de «colonialis­me linguistiq­ue » lorsqu’il est question de l’anglais. Cette incapacité que nous avons d’en évaluer froidement sa nécessité et sa pertinence, cela, en tenant compte des goûts, aspiration­s et besoins de chacun est désolante et fausse le débat sur son importance et sa nécessité dans nos vies personnell­es respective­s. Malgré le contexte linguistiq­ue particulie­r du Québec, il serait tellement plus souhaitabl­e de faire en sorte qu’il soit possible de vivre et de travailler en français au Québec, et ce, sans que ce soit un handicap pour les unilingues francophon­es.

Pourtant, bilingues (français, anglais) à 40%, les Québécois francophon­es sont parmi les peuples les plus bilingues de la planète. Mais cela sera toujours insuffisan­t aux yeux des anxieux et des complexés de la langue. Malheureus­ement, la normalité n’est pas suffisante pour ces gens-là.

Bilingues à 40%, les Québécois francophon­es sont parmi les peuples les plus bilingues de la planète

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