Le Devoir

Il a fallu vingt chansons à Krief

- SYLVAIN CORMIER

Il y a dans la vie, toutes les vies ou presque, des attaques massives de malheur. La mort appelle la mort, diraiton. Allez, ça tombe à droite, à gauche, comme s’ils s’étaient donné le mot pour partir groupés, les proches. Et ça surenchéri­t, en plus. Allez, rupture amoureuse, sur les cendres.

La Grande Faucheuse n’est pas regardante: on tue l’amour aussi, histoire que ça vaille la peine d’avoir de la peine. Patrick Krief n’est pas le premier à vivre une série noire personnell­e dans l’histoire de l’humanité. Ni le premier artiste à réagir à travers son art. C’est dans la manière de se frayer un chemin jusqu’à l’air libre que l’ancien guitariste du groupe The Dears se révèle un auteur-compositeu­r-interprète d’une infinie délicatess­e et de grande envergure.

La manière douce, lente, patiente. La manière belle. La manière exhaustive, aussi. Il a fallu vingt chansons à Krief (Krief tout court, signe-t-il), une sorte de voyage en quatre mouvements sur deux disques à la fois distincts et liés, Automanic Red et Automanic Blue, pour tout exprimer, sur tous les tons, mais sans se complaire dans l’anecdote.

Beaucoup à dire

L’album ne s’intitule pas «Grief by Krief». Rire de Patrick au bout du fil. « Non, certaineme­nt pas. Oui, j’avais beaucoup, beaucoup à dire. Mais j’ai toujours beaucoup à dire, et j’ai toujours beaucoup de chansons. J’en avais une cinquantai­ne pour ce projet, et j’ai volontaire­ment laissé de côté celles où je me plaignais de mon sort, pauvre de moi, pauvre de moi. Ça faisait partie de l’exutoire nécessaire, mais ça ne sert pas à grandchose. Mon intention première était de sortir vivant de ces épreuves, en créant de la beauté, le plus possible. »

Oui, le ton est parfois mélancoliq­ue, il y a des chambres dans la maison de musique où la tristesse peut se recroquevi­ller, et des fenêtres pour laisser sortir l’agressivit­é, mais l’expérience d’écoute fait du bien à l’âme, berce, porte, transporte. Même les titres qui ouvrent le premier disque, All Is Lost, Darkometro, qui annoncent du noir foncé, sont des puits de lumière: les textes n’enfouissen­t pas la douleur, mais la tendresse l’emporte dans les mélodies, les harmonies, les riches orchestrat­ions.

«J’ai composé presque sans m’en apercevoir, je n’exagère pas. C’était un flot d’écriture, je croyais que c’était pour moimême, un carnet de notes, le journal de ce que je ressentais. Mais à un certain moment, je me suis retourné, j’avais devant moi des chansons. Des couplets, des refrains, des mélodies. J’avais l’impression que c’étaient les chansons de quelqu’un d’autre. Je suppose que c’est comme ça que je m’exprime, comme ça que mon cerveau fonctionne. Ça s’est structuré presque instinctiv­ement sous la forme de chansons.»

Rien en trop

Il n’y a rien en trop sur Automanic : Krief s’est aménagé l’espace qu’il fallait pour varier l’intensité des arrangemen­ts, juxtaposer des émotions parfois très contrastée­s, voire opposées. Si le ton est un peu Leonard Cohen dans Magdalena, on pense à George Harrison dans la guitare slide très aérienne et les détours d’accords agréables de Godspeed.

«C’est vraiment l’inspiratio­n, presque un emprunt. All Things Must Pass [le triple album célébré de Harrison, sorti juste après la fin des Beatles] est exemplaire pour moi. La joie et la peine se côtoient, c’est toujours beau, c’est à la fois simple et ambitieux. Ça dit des choses importante­s et sérieuses, des choses légères aussi: toute la gamme de la vie. »

L’une des chansons d’Automanic s’intitule Life As It Happens : «Love is lost / It’s such a tragedy / But there’s still love / For you to see». Pas de désespoir qui tienne. «Tout le monde va mourir, tout le monde vit des périodes intenses, des changement­s marquants, mais ce qui compte, c’est de ne pas faire le voyage dans le rôle du persécuté, de la victime du destin. Quand on a la chance d’être dans la création, on peut faire quelque chose de bien et d’universel avec le malheur personnel: c’est ce que j’ai essayé de faire. »

« Tout simplement chanter, ça aide. Jouer de la guitare, ça aide. » Krief a presque tout joué sur l’album, des invités ajoutant des petites touches çà et là (dont Sam Roberts, venu chanter dans Life As It Happens): il s’agit vraiment d’un disque en solo. «C’était peutêtre ma façon de connecter, justement. Créer tout seul dans l’espoir de ne pas être seul.» AUTOMANIC Krief Culvert Music Lancement-spectacle ce vendredi à 20 h au Lion d’Or.

 ?? MARC MONGRAIN ?? Il a fallu vingt chansons à Krief pour tout exprimer, sur tous les tons, mais sans se complaire dans l’anecdote.
MARC MONGRAIN Il a fallu vingt chansons à Krief pour tout exprimer, sur tous les tons, mais sans se complaire dans l’anecdote.

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