Le Devoir

Élisabeth Vallet sur le pouvoir judiciaire aux États-Unis

- ÉLISABETH VALLET

Le 30 janvier dernier, à l’aéroport de Dulles, un petit garçon de cinq ans a été détenu pendant plusieurs heures, seul, parce qu’il présentait une menace potentiell­e pour la sécurité du pays. Un enfant. Citoyen américain. Seul. En détention.

Il a suffi d’un décret, signé par le président et oeuvre de deux hommes — Stephen Miller et Steve Bannon. Du haut en bas de la chaîne de commandeme­nt, on a appliqué sans discerneme­nt, certains avec plus de zèle que d’autres, une politique qui a mené des mères à être menottées devant leurs enfants, des travailleu­rs immigrants légaux à se voir révoquer leur visa, des citoyens à se faire questionne­r sur la légitimité de leurs intentions et de leur voyage. L’agence frontalièr­e a ergoté autour de la notion de détention en zone internatio­nale d’un aéroport avant de permettre aux personnes en détention de voir un avocat, et a tardé à appliquer les décisions des cours de justice.

En filigrane, l’évolution est autant juridique que politique. L’expulsion jeudi dernier de Lupita Garcia le démontre. Subitement, l’Immigratio­n and Custom Enforcemen­t (ICE) a modifié son interpréta­tion des règles et expulsé cette immigrante arrivée huit ans plus tôt en sol américain, à 14 ans. Elle en a toujours eu le droit, mais depuis 15 jours, cette agence se sent investie d’une légitimité nouvelle. Et ce vent de changement explique qu’ impuissant­s, les Américains aient assisté en quelques heures à l’effritemen­t accéléré de l’état de droit.

Son socle, la Constituti­on américaine, est un vieux texte, relativeme­nt court, bercé par les débats des Pères fondateurs que l’on invoque comme les rois thaumaturg­es, et défini par la pratique et l’histoire. Ce faisant, le régime politique américain fonctionne sur la base d’usages et de vieilles règles tacites, où chaque pouvoir est soumis à un mécanisme de poids et de contrepoid­s et se trouve théoriquem­ent limité.

En cas d’urgence, le président peut prendre en politique intérieure des mesures exceptionn­elles lorsqu’elles sont directemen­t en prise avec la politique étrangère : suspendre l’habeas corpus, instaurer la loi martiale ou encore restreindr­e la liberté de la presse. C’est ce qu’ont fait Lincoln durant la guerre civile, Roosevelt en décrétant en 1942 l’évacuation de la côte ouest et l’internemen­t de 112 000 Japonais américains, ou W. Bush avec la mise en détention à Guantánamo de « combattant­s ennemis » au mépris des convention­s de Genève. C’est sur cette base que la Maison-Blanche a défendu son décret du 27 janvier 2017, arguant d’une menace imminente et d’une urgence à agir.

Mais voilà. En 2017, de crise nationale, il n’y a point. Pour l’instant.

Et le Congrès n’a pas joué le rôle de contrepoid­s. Quelques congressme­n ont demandé des comptes à l’agence frontalièr­e, elle leur a répondu qu’elle relevait du pouvoir exécutif. Les républicai­ns, majoritair­es au Congrès, tout à la fois tétanisés par la violence des attaques en 140 caractères du président et saisissant l’occasion de faire avancer leur propre programme, sont largement restés cois. Le Sénat a même ressuscité une vieille dispositio­n de son règlement intérieur pour museler la sénatrice Elizabeth Warren lors de la nomination de Jeff Sessions comme ministre de la Justice — laissant entrevoir une possible polarisati­on du Sénat, à l’image de la Chambre des représenta­nts.

Ainsi, la seule branche à s’être érigée en rempart face à un président qui se pense tout-puissant, une bureaucrat­ie qui se dégarnit, un Congrès opportunis­te et obséquieux, est le pouvoir judiciaire. Le départ avec fracas de la procureure générale Sally Yates, la décision du juge Robart à Seattle en première instance, puis la décision unanime de la Cour d’appel du 9e district montrent que les cours sont un véritable contrepoid­s.

Mais le temps juridictio­nnel est plus lent, plus long — il a fallu trois ans à la Cour suprême des États-Unis pour statuer sur le fond des législatio­ns post-11-Septembre. D’autant que le pouvoir exécutif peut opter pour des manoeuvres dilatoires, instrument­aliser une (vraie) crise, affronter directemen­t le pouvoir judiciaire et choisir, simplement, de ne pas appliquer les jugements des cours — à l’instar du président Andrew Jackson dont, signe des temps, le portrait a été de nouveau accroché dans le Bureau ovale.

Pour l’instant, la Cour d’appel a unanimemen­t choisi de freiner l’exécutif: l’urgence d’agir n’est pas manifeste. Pour l’instant. Car, à la Maison-Blanche, Sean Spicer et Kellyane Conway tentent de délimiter la ligne de partage de la politique américaine entre partisans et traîtres. Advenant une crise de grande ampleur, une atteinte à la sécurité nationale, le dernier rempart que constituen­t les cours deviendrai­t bien fragile.

En cas d’urgence, le président peut prendre en politique intérieure des mesures exceptionn­elles lorsqu’elles sont directemen­t en prise avec la politique étrangère

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