Monologue d’un trou noir
Aleksi K. Lepage promène son regard psychotronique sur l’ère du vide
C’est d’abord une phrase d’Edgar Allan Poe qui nous donne le ton: «Toute ma nature se révolte à l’idée qu’il existe un seul être humain dans l’Univers qui me soit supérieur. » Une sensibilité que fait sienne le protagoniste à la fois détestable et attachant de Journal d’un psychotronique, le premier roman d’Aleksi K. Lepage.
« Je suis une masse nuageuse, je suis une panne de courant», juge l’homme qui entame son court monologue. Et là où il va, «les choses se voilent, cessent mystérieusement de se produire». Comme s’il était à lui seul une sorte de trou noir. Contempteur mou de son époque, Bartleby en verve qui enfile les diatribes, il n’aime rien tant que de s’en prendre d’abord à lui-même.
Mais l’arrivée soudaine d’un énorme objet suspendu dans le ciel de Montréal vient faire de l’ombre à cet « adulte platement mâle, caucasien, peu fier et hétérosexuel tristounet». Un «ovni tourbeux» qui flotte en suspens au-dessus du Stade olympique de Montréal — ce monument «en forme de cuvette cyclopéenne prête à recevoir les étrons du grand Cthulhu ».
Prélude à une autre fabuleuse injustice: «Parmi les myriades d’autres choses qui ne me disent rien dans la vie et pour lesquelles je n’ai aucune intelligence ni aucune affinité, j’inscrirais, très haut sur la liste, la biologie végétale, la politique et la science-fiction, et m’y voici plongé par trois fois. Qu’ai-je donc fait pour mériter cela?»
Et qu’a donc fait, lui, Aleksi K. Lepage ? Né à Montréal en 1972, il a d’abord hérité du « K » au milieu de son nom de ses parents «hippies» qui l’ont prénommé Kayou. Après avoir été pigiste pour La Presse durant une quinzaine d’années, principalement affecté à des sujets culturels, il a puisé dans ses « tiroirs sans fonds » pour alimenter ce court roman issu d’une nouvelle qu’il a augmentée pour l’occasion.
Un monument à l’immobilisme
«Je cherchais d’abord à faire une sorte de pastiche de science-fiction », confie Aleksi K. Lepage
en entrevue. Lui qui, comme son antihéros, n’est pas du tout un fan de science-fiction,
précise-t-il. «C’est en relisant l’espèce de journal intime que je tenais au début de la vingtaine que la réunion des deux s’est imposée. »
«Je me suis trouvé extrêmement arrogant, poursuit-il. Mon journal intime me tombait moimême sur les nerfs!» Le ton était donné: distance et dérision sur fond de quelques lourdes vérités. Et ça canonne dans tous les sens dans ce « défouloir égocentrique et monomaniaque».
L’espèce de nihilisme apathique du protagoniste (que tout insupporte, à commencer par lui-même) serait-elle une réaction
au trop-plein de notre époque? L’auteur fait remarquer notre immobilisme, les chantiers interminables, la prolifération des cônes orange — nouveau symbole de Montréal. « S’il devait dans la réalité survenir un événement du même genre, complètement extraordinaire, ça se fondrait vite avec le reste. »
En cette ère post-factuelle du Moi et de l’opinion, des chroniqueurs à tout va, du grattage de nombril sous de multiples angles, on a le sentiment de ployer sous les commentaires et les commentateurs, croit-il. «On finit par être étourdis et par avoir envie de se débrancher, c’est complètement épuisant », reconnaît Aleksi K. Lepage. Et c’est ce que fait à sa manière le protagoniste du Journal d’un psychotronique.
Mousse de nombril
«Cette masse non identifiée
qui se pose au-dessus du Stade, qui a lui-même l’air d’une soucoupe volante, c’est un peu comme une matérialisation de tous les ego», explique l’auteur. Comme un immense bouchon de mousse de nombril ? «Quelque chose comme ça, oui. »
Au chapitre de ses influences, Aleksi K. Lepage évoque Buñuel, le Samuel Beckett de Molloy, Henri Michaux ou le penseur chinois Tchouang-Tseu. «Des fables où les choses ne sont jamais claires. » Ça et puis les journaux intimes. La colère de Léautaud, l’introspection minutieuse d’Amiel. Sans oublier Les carnets du sous-sol de Dostoïevski, dont Journal d’un psychotronique partage un peu la densité et le flirt incertain avec la folie.
«Je ne voulais surtout pas en faire une sorte de loser, poursuit
Aleksi K. Lepage, à propos de son personnage. Il ne fallait pas que ce soit triste, et je ne voulais pas en faire non plus un violent. »
Le résultat est un petit livre déjanté, facétieux, qui se dissout dans une sorte de cul-de-sac narratif parfaitement assumé. Une grosse dose de bizarroïde bien annoncéeparle «psychotronique» qui chapeaute l’expérience, adjectif démodé droit sorti de films de série B des années 1970. JOURNAL D’UN PSYCHOTRONIQUE
1/2 Aleksi K. Lepage Noir sur Blanc, coll. «Notabilia» Paris, 2017, 96 pages