Le Devoir

Quand le Mexique captive plus Trump que le Canada

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Si le Canada est la préoccupat­ion première de Donald Trump, celui-ci aura bien caché son jeu lundi, à l’occasion de sa première rencontre avec Justin Trudeau. Que ce soit sur la sécurité à la frontière ou l’ALENA, le président américain a chaque fois évité de dire s’il voyait un problème avec son voisin du Nord, préférant répéter les griefs qu’il nourrit envers le Mexique. Le premier ministre aura quant à lui tout fait pour ne pas irriter son bouillant homologue, admettant même que son rôle n’était pas de lui faire la leçon.

Lorsqu’un journalist­e canadien a demandé à M. Trump, qui a promis de renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), s’il considérai­t la relation commercial­e avec le Canada

comme aussi problémati­que à ses yeux que celle avec le Mexique, ce dernier ne s’est pas attardé longtemps sur le sujet.

«Nous avons une relation commercial­e exceptionn­elle avec le Canada, a-t-il répondu. Nous allons la modifier légèrement et faire des choses qui seront bénéfiques pour nos deux pays. C’est une situation qui est beaucoup moins grave que celle prévalant à la frontière du Sud. Depuis plusieurs années, la transactio­n avec le Mexique a été extrêmemen­t inégale. » M. Trump s’est alors lancé dans sa tirade habituelle sur l’importance de rapatrier des entreprise­s manufactur­ières en sol américain. Il n’a fourni aucun détail sur les « légères modificati­ons » qu’il avait en tête.

Le scénario a été le même à propos de la frontière, objet de la seconde question canadienne. Celle-ci se voulait provocante : le président craignaiti­l que les milliers de réfugiés syriens accueillis par le Canada deviennent un « cheval de Troie » pour la sécurité des États-Unis ? «On ne peut jamais être totalement certain », a dit M. Trump avant d’enchaîner en rappelant son intention d’expulser les sans-papiers (souvent mexicains) détenant un lourd passé judiciaire.

Critique «positive»

À cette question, Justin Trudeau a cru bon rappeler de son côté que sécurité et immigratio­n n’étaient pas antinomiqu­es. «Nous mettons en oeuvre nos politiques d’ouverture envers l’immigratio­n et les réfugiés sans compromett­re la sécurité », a-t-il insisté. Car pas question pour lui de condamner publiqueme­nt la décision de Donald Trump de suspendre l’entrée de réfugiés (tous pays confondus) et celle de ressortiss­ants de sept pays. La critique devra être décodée.

«Il y a toujours eu des occasions où nos approches ont différé, a-t-il dit à propos du Canada et des États-Unis, et cela s’est toujours fait dans le respect. La dernière chose que les Canadiens s’attendent que je fasse est que je m’en vienne ici pour faire la morale à un autre pays sur la manière qu’il choisit de se gouverner. Mon rôle, ma responsabi­lité, est de gouverner d’une manière qui reflète l’approche canadienne et d’être un exemple positif pour la planète.»

Dans les coulisses libérales, on juge que critiquer de manière frontale le régime de Donald Trump serait contreprod­uctif. Le gouverneme­nt Trudeau a donc sciemment choisi de promouvoir ses idées et laisser le contraste s’établir de luimême. «On va rester qui on est» semble être le mot d’ordre.

Par exemple, dans la foulée de l’adoption du décret sur les réfugiés, Justin Trudeau s’était tourné vers Twitter pour dire «à ceux qui fuient la persécutio­n, la terreur et la guerre» que le Canada les accueiller­a parce que la diversité fait notre force. Le ministre de l’Immigratio­n, des Réfugiés et de la Citoyennet­é, Ahmed Hussen, avait annoncé qu’il octroierai­t des permis de résidence temporaire­s aux personnes touchées qui se retrouvera­ient coincées au Canada (ce qui n’est jamais arrivé, confirme son bureau).

De la même manière, alors que Washington a ressuscité la règle interdisan­t aux groupes recevant de l’aide américaine de promouvoir l’avortement à l’étranger, la ministre du Développem­ent internatio­nal, MarieClaud­e Bibeau, a publié sur son compte Facebook une vidéo vantant l’importance de promouvoir la santé reproducti­ve à l’étranger. Après avoir expliqué qu’environ 22 millions de femmes mettent leur vie en danger chaque année en subissant un avortement clandestin, et après avoir souligné que «chaque grossesse doit être désirée», la ministre Bibeau conclut: «Au Canada et à l’étranger, les femmes ont le droit de choisir.»

La rencontre entre les deux dirigeants de lundi n’aura pas donné lieu à une effusion d’amitié. La séance de prise d’images s’est faite sans piper mot. Pendant le point de presse, Donald Trump a paru détaché, renonçant même à porter l’oreillette permettant d’entendre l’interpréta­tion pendant certaines déclaratio­ns faites en français.

« Nous allons avoir une excellente relation avec le Canada, peut-être aussi bonne ou même meilleure qu’avant », a néanmoins prédit le président. En guise de cadeau, Justin Trudeau lui a offert une photo encadrée montrant un Pierre Elliott Trudeau assis à côté du podium d’un chic hôtel newyorkais où prend place un jeune Trump en smoking.

Le communiqué de presse final de la rencontre entre les deux dirigeants se distingue par quelques omissions: bien qu’il y soit question d’économie et de commerce, les expression­s « libre-échange» et «ALENA» n’y figurent pas. Le passage sur l’envi- ronnement parle d’une collaborat­ion pour «améliorer la qualité de l’air et de l’eau», mais pas de changement­s climatique­s. Étrangemen­t, le communiqué dit que «les États-Unis ont salué» la décision du Canada de lancer un appel d’offres pour le remplaceme­nt de ces chasseurs CF-18 et «ont accueilli favorablem­ent» celle d’acheter dans l’immédiat 18 appareils Super Hornet. M. Trump a déjà dit qu’il trouvait les F-35, que pensait au départ acheter le Canada, trop chers.

À Ottawa, l’opposition néodémocra­te et bloquiste a reproché à M. Trudeau son silence sur la question des réfugiés. « Qui ne dit mot consent», a philosophé la néodémocra­te Hélène Laverdière. La chef par intérim du Parti conservate­ur, Rona Ambrose, croit que la dépendance économique du Canada ne lui permet pas cette audace. Elle s’inquiète des «légères modificati­ons » que promet M. Trump à l’ALENA, prédisant que cela pourrait concerner le programme de gestion de l’offre.

 ?? MANDEL NGAN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le président américain Donald Trump et le premier ministre Justin Trudeau ont insisté sur la «relation exceptionn­elle» qui unit les deux pays, lors d’un point de presse commun à Washington, lundi.
MANDEL NGAN AGENCE FRANCE-PRESSE Le président américain Donald Trump et le premier ministre Justin Trudeau ont insisté sur la «relation exceptionn­elle» qui unit les deux pays, lors d’un point de presse commun à Washington, lundi.
 ?? CABINET DU PREMIER MINISTRE ?? Justin Trudeau a remis à Donald Trump une photo de son père, Pierre Elliott, en sa compagnie à New York, en 1981.
CABINET DU PREMIER MINISTRE Justin Trudeau a remis à Donald Trump une photo de son père, Pierre Elliott, en sa compagnie à New York, en 1981.

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