Le choix de l’année sème la controverse
La photo controversée de l’assassin de l’ambassadeur russe en Turquie, en décembre dernier, n’a pas fini de faire jaser. Ce cliché, qui montre Mevlüt Mert Altintas, un officier de police, tenant dans une main un pistolet pointé vers le sol, l’autre main levée dans les airs le doigt menaçant, à côté du corps inerte de sa victime, Andreï Karlov, vient d’être désigné photo de l’année par le World Press Photo, un organisme de promotion du photojournalisme.
Burhan Ozbilici, un photographe turc de l’Associated Press, a pris cette photo alors qu’il passait par hasard dans une galerie d’art d’Ankara. La galerie présentait une exposition de photos de la Russie, et Ozbilici a pensé que c’était une occasion de documenter les relations Turquie-Russie. Lorsqu’il a vu un homme en complet-veston tirer une arme de sa poche, il a d’abord cru que c’était du théâtre. Lorsque les coups de feu ont retenti, il a eu peur. «Mais j’ai trouvé un abri partiel derrière un mur et j’ai fait mon travail: j’ai pris des photos », a raconté le photographe dans un texte publié le lendemain de l’attentat.
En juillet dernier, le quotidien Le Monde et plusieurs réseaux d’information français avaient annoncé leur intention de ne plus diffuser d’images d’auteurs d’attentats terroristes, pour éviter leur « glorification posthume». Or, même Le Monde a publié une photo d’Altintas, pistolet à la main, mais sans le doigt pointé en l’air, après l’attentat.
«La décision fut difficile, mais au final, nous avons senti que cette image était
forte et témoignait de la haine de notre époque, dit Mary F. Calvert, membre du jury du World Press photo. Chaque fois qu’elle revenait à l’écran, nous avions un mouvement de recul. Cette photo est également marquante, car elle incarne le sens et la signification du World Press Photo. »
Tous ne sont cependant pas de son avis. Dans un texte publié dans The Guardian lundi,
le président du jury du World Press Photo, Stuart Franklin, affiche publiquement sa dissidence, dans un texte intitulé «Cette image de terreur ne devrait pas être la photo de l’année. J’ai voté contre». Tout en reconnaissant le mérite du photographe Burhan Ozbilici, Franklin affirme qu’une photographie a le pouvoir de rendre service à l’humanité, de provoquer de l’empathie, de produire le changement. «Cette photo ne fait rien de tout cela», écrit-il. À la fin de son texte, il précise qu’une photo d’un meurtre prémédité,
perpétré lors d’une conférence de presse pour maximiser sa publicité, n’aurait pas dû gagner le titre de photo de l’année.
Pour sa part, Jordan Timm, chef de production nouvelles au National Post, qui a publié cette photo en première page tout de suite après l’attentat, considère encore aujourd’hui que c’était la bonne décision à prendre. Selon lui, l’intérêt public justifiait cette publication et primait, à l’époque, sur le malaise que la photo pouvait engendrer chez les lecteurs.
Michael Shaw, éditeur du
site Reading the pictures, qui s’intéresse à la force des images dans les médias, met lui aussi un bémol au choix du World Press Photo. «À l’époque, nous trouvions que c’était une photo très puissante et importante. Mais je trouve que c’est une sélection étrange pour la photo de l’année. Au début, nous avons cru que la photo pourrait aider les gens à comprendre la crise. Mais ça n’a pas été le cas ». M. Shaw relève par ailleurs l’ironie de cette photo, prise dans une galerie où on montrait des images idylliques de paysages russes. « L’exposition
s’intitulait Russia through Turks’Eyes (La Russie vue par les Turcs) », dit-il.
Tueurs narcissiques
Plus près de nous, Catherine Saouter, spécialiste de l’image et professeur de sémiologie à l’UQAM, estime que le choix de cette photo «décrédibilise le World Press Photo », qui met en avant, ditelle, les photos « les plus trash possible ». Pour elle, les photographies de tueurs dans les médias peuvent flatter leur narcissisme et ne devraient généralement pas être publiées. « Cela a été recommandé par les experts qui surveillent les radicalisations », ditelle. «Il faut y aller au cas par cas », ajoute-t-elle, « avec vigilance et parcimonie ».
Pour le photographe du Devoir Jacques Nadeau, le travail du photographe de presse est de capter la réalité telle qu’elle est, sans fard et sans l’enjoliver. « On voit beaucoup de violence au cinéma, dit-il. Dans une scène comme celle d’Ankara, on n’est plus au cinéma. On est dans la vraie vie. »