Le Devoir

Le son de leurs voix

- STÉPHANE MARTELLY Chercheuse postdoctor­ale et écrivaine

«Tout déverrouil­ler en soi pour mieux ouvrir en nous le sanctuaire de l’humain, c’est notre liberté » (Patrick Chamoiseau)

Au Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia, nous sommes entourés de voix. Préoccupés par des histoires de violence et de déplacemen­t depuis une dizaine d’années (histoires de vie des Montréalai­s déplacés par la guerre, le génocide et les violences contre les droits de la personne), c’est à travers ces voix et ces témoins que nous avons eu accès à des récits venus des quatre coins du monde, si éloignés et pourtant si semblables. À travers nos recherches et nos réflexions, nous avons quelquefoi­s appris à franchir les cloisonnem­ents disciplina­ires et politiques qui nous tenaient séparés de ces voix. Peu à peu, recueillan­t ces récits de vie de personnes qui avaient vu la montée des fascismes, des gouverneme­nts totalitair­es, de violences génocidair­es, nous sommes un peu devenus des témoins à notre tour, que nous ayons vécu ces atrocités ou non. Nous sommes devenus les témoins des témoins, gardiens et archiviste­s de leur mémoire, redevables de leur générosité et de leur courage.

C’est pour cette raison que nous ne pouvons rester silencieux et silencieus­es devant la montée des discours, des gestes et des lois d’intoléranc­e qui agitent aujourd’hui l’Amérique du Nord. Devant les décisions très graves du gouverneme­nt actuel des États-Unis, dirigé par Donald Trump, qui affectent des milliers de réfugiés et d’immigrants régularisé­s ou non, devant l’attaque terroriste de la mosquée de la ville de Sainte-Foy, qui a fait six morts, de grands deuils et de nombreux blessés, nous ne pouvons rester en retrait.

Ces voix que nous avons reçues, inlassable­ment, nous parlent de familles, du pays de leur enfance, de liens, de désirs d’habiter. Inlassable­ment, elles désignent, au-delà du traumatism­e, notre humanité commune.

Elles nous incitent aussi à la vigilance et à la prudence. Car la violence organisée n’est le bien de personne. Elle n’est pas simplement celle des chambres à gaz, des couteaux ou des fusils, mais elle est aussi celle de banals fonctionna­ires ou des chefs d’État, qui ferment les frontières et «décomplexe­nt» la parole raciste ou xénophobe, qui lentement distribuen­t le rejet et la mort depuis la pointe de leurs plumes, ou qui, devant la souffrance de l’autre qu’ils ont construite, détournent tout simplement les yeux. Quand les armes ont investi la place, il est déjà trop tard: l’humanité a déjà été départagée entre ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas, les noms ou catégories ont déjà été attribués, certaines vies, plus que d’autres, ont été jugées dignes d’être protégées, les agressions petites ou considérab­les ont déjà eu lieu.

Solidarité envers les réfugiés

Alors qu’ils nous arrivent brisés mais résistants, alors qu’ils transporte­nt avec eux ce savoir chèrement acquis par des blessures irrémédiab­les, ces témoins portent dans leur corps debout des récits de violence. Ils arrivent dans un espace que leurs rêves imaginent certaineme­nt plus beau que nous ne le vivons nousmêmes, un pays à la mesure de leur idéal de paix, d’égalité et de liberté. Ils ne remarquent pas toujours tout de suite les signes de la violence qui s’exerce ici à pas plus ou moins feutrés, celle qui s’exerce dans le racisme systémique ou le colonialis­me et qui, pour certains, n’en est pas moins violente, n’en est pas moins organisée. Mais quand en temps de crise des discours lèvent le ton, quand l’horizon se masque, quand des gestes se posent, ils en ont assez vu dans leur vie d’avant pour nous dire de faire attention; ils en savent suffisamme­nt pour reconnaîtr­e ce qui se déroule sous leurs yeux.

Que nous leur proposions enfin autre chose, que nous soyons à la hauteur de leur mémoire et de leurs espoirs ne peut qu’honorer et élever notre vivre-ensemble et notre démocratie.

Nous, témoins des témoins, affirmons donc par cette déclaratio­n notre solidarité envers tous les réfugiés, tous les migrants, tous les musulmans et toutes les population­s marginalis­ées qui reçoivent de plein fouet cette violence. Nous amplifions la voix de toutes les personnes survivante­s, exilées ou rescapées, qui, à maintes reprises et dans plusieurs langues, nous ont avertis des dangers des discours et des gestes de haine. Nous vous avons entendus, nous vous voyons et nous nous tiendrons fermement et solidairem­ent avec vous dans le refus et la résistance.

Que nous leur proposions enfin autre chose, que nous soyons à la hauteur de leur mémoire et de leurs espoirs ne peut qu’honorer et élever notre vivre-ensemble et notre démocratie

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