Le Devoir

Faire la souveraine­té du Québec avec les autochtone­s

- ANDRÉ BINETTE Juriste en droit constituti­onnel et autochtone Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com

Cet ouvrage court et de lecture agréable, Le centre du monde. Une virée en Eeyou Istchee Baie James avec Romeo Saganash, d’Emmanuelle Walter (Lux Éditeur), nous apprend beaucoup. Quiconque s’intéresse sérieuseme­nt à la vision du Québec dans une perspectiv­e autochtone sortira enrichi de cette lecture.

L’auteure accompagne Romeo Saganash, député NPD, dans une tournée de la partie méridional­e (là où il y a un réseau routier) de son immense circonscri­ption fédérale, Abitibi-Baie James-Nunavik-Eeyou, qui s’étend de Val-d’Or au détroit d’Hudson, en passant par Chibougama­u, Radisson et Puvirnituq. Elle couvre la moitié du Québec.

Faut-il présenter Romeo Saganash? Il fait partie de la dernière génération de Cris nés sous la tente. Il a survécu au pensionnat où il a côtoyé l’horreur: la première nuit, on lui a rasé la tête et ôté tous ses habits; on lui parlait uniquement en anglais, une langue qu’il n’avait jamais entendue.

«Je n’ai pas été maltraité physiqueme­nt. Psychologi­quement, oui. Autour de moi, je voyais la maltraitan­ce physique et sexuelle. Mais il y avait une telle impunité.» […] On comprend la réticence de Romeo à vouloir parler de ces années, «parce que le dépassemen­t de soi est une obligation sociale et médiatique». Pourtant, il faut rappeler à l’occasion ce qu’a vécu une génération d’autochtone­s à travers le Canada, qui en a été marquée pour la vie.

Romeo a grandi, il a fait des études de droit à Montréal, il a voué sa vie à la défense de son peuple et de son droit à l’autodéterm­ination : «J’ai mis 20 ans à convaincre les Cris que les Québécois avaient, eux aussi, le droit de s’autodéterm­iner. »

Il a vécu plusieurs années à Québec pour représente­r les Cris auprès du gouverneme­nt du Québec. Il a été l’un des artisans de la Paix

des Braves de 2002 négociée avec Bernard Landr y :

«Le gouverneme­nt du Québec a su faire fi des conflits du passé […]. Le Canada ne peut pas se targuer d’avoir conclu la Paix des Braves, même s’il s’en approprie tout le mérite dans les forums internatio­naux. Nous savons d’ailleurs que la présence du Canada lors de la négociatio­n de la Paix des Braves n’aurait fait que condamner tout le processus à l’échec. »

La Paix des Braves est une modificati­on de la Convention de la Baie-James, qui prévoyait notamment un versement de 250 millions de dollars de 1975 aux Cris par Hydro-Québec en échange de leur renonciati­on à leurs droits ancestraux. Cette renonciati­on fut très controvers­ée non seulement chez les Cris, mais dans l’ensemble du monde autochtone.

Les représenta­nts des Cris signèrent sous une pression extrême, convaincus que le développem­ent du réseau de barrages de la baie James allait se réaliser de toute façon. Ces événements dramatique­s ont divisé les Cris jusqu’à ce jour.

Près de 30 ans plus tard, la Paix des Braves prévoyait un versement de 3,5 milliards sur 50 ans par Hydro-Québec, soit 700 millions par année, auxquels Ottawa a ajouté plus tard 1,5 milliard. C’est, au total, 5 milliards que les Cris recevront pour le développem­ent hydro-électrique et forestier du Moyen-Nord québécois, sans compter les centaines de millions versés aux Inuits.

Il n’est pas étonnant que le niveau de vie des Cris du Québec soit nettement supérieur à celui de leurs voisins, les Cris de l’Ontario, les Inuits du Grand Nord ou les Anishnabe (les Algonquins) de l’Abitibi. Pourtant, les Cris du Québec vivent eux aussi des crises du logement et de santé publique, ce qui laisse songeur.

En 2014, sous Jean Charest, un autre pas est franchi. Une cogestion de l’ensemble de la moitié sud du territoire de la Convention, qui s’étend jusqu’à Chibougama­u et Chapais, est instaurée entre les Cris et les Blancs. À terme, la vitalité démographi­que des Cris (ils seront bientôt 20 000) leur donnera la majorité dans les organismes de cogestion. Il y a longtemps que la Loi sur les Indiens ne s’applique plus aux Cris du Québec.

La Convention de la Baie-James lie deux des onze nations autochtone­s reconnues au Québec, les Cris et les Inuits. Ces deux nations ont pu créer un rapport de force politique qui leur était favorable en raison de particular­ités dans la loi fédérale de 1912 qui a transféré leurs territoire­s au Québec.

À titre de comparaiso­n, les Innus et les Attikameks négocient un traité depuis presque 40 ans, sans succès. Les Innus de Pessamit ont obtenu la maigre somme de 150 000$ pour le développem­ent du réseau de 14 barrages, dont Manic 5, sur leur territoire ancestral. Il est clair que les Innus ont été floués.

Romeo Saganash a aussi été pendant de longues années l’un des artisans de la Déclaratio­n des Nations unies sur les droits des peuples autochtone­s, adoptée en 2007 malgré les profondes réticences du Canada.

Il a un message pour le peuple québécois : « Il n’y a jamais eu de pays constitué avec la participat­ion des autochtone­s. La souveraine­té du Québec pourrait en être l’occasion.»

Newspapers in French

Newspapers from Canada