Le Devoir

Une bénédictio­n pour Couillard

La volte-face de Charles Taylor sur l’interdicti­on du port de signes religieux chez les employés de l’État conforte l’avis du PM

- LISA-MARIE GERVAIS

Une volte-face comme une bénédictio­n pour le gouverneme­nt libéral. Contrairem­ent à ce qu’il soutenait dans le rapport de la commission sur les accommodem­ents raisonnabl­es, le philosophe Charles Taylor a déclaré publiqueme­nt qu’il ne croit plus qu’il faut interdire le port de signes religieux, notamment pour les policiers et les juges. De la musique aux oreilles du premier ministre Philippe Couillard, qui a réaffirmé qu’il n’entendait pas légiférer sur le sujet.

Les libéraux rejettent ainsi tout compromis avec les partis d’opposition, qui s’étaient pourtant montrés ouverts à appuyer le projet de loi 62 sur la neutralité de l’État s’il contenait une dispositio­n empêchant le port de tout signe religieux pour les personnes détenant une fonction « coercitive » ou en situation d’autorité. « Nous, on a toujours été opposés à la discrimina­tion vestimenta­ire. Ce n’est pas la première fois que je le dis ce matin. […] Je crois que ça permet de constater que, quand on a des principes, il faut s’y tenir », a affirmé Philippe Couillard.

Dans une entrevue à Radio-Canada, M. Taylor a dit qu’il était conscient qu’il intervenai­t dans un débat politique, confortant du même coup le premier ministre dans sa décision. « Si j’avais une intention politique, c’était d’éviter qu’on accepte ce compromis, oui, justement parce que j’y voyais un grand danger. Le but, auquel je tiens de façon passionnée, c’est que les gens commencent à se rallier et à se compren-

dre. Et j’ai dû intervenir», a-til expliqué.

Même s’il en faisait la recommanda­tion dans le rapport Bouchard-Taylor, déposé il y a neuf ans, le philosophe croit aujourd’hui qu’il est « dangereux » de légiférer pour interdire le port de signes religieux, car cela risque « d’exclure les immigrants de certaines zones». « Maintenant, non seulement je vois que cette distinctio­n n’est pas importante […] mais je vois les conséquenc­es de mener ces débats. Il y a des conséquenc­es très sérieuses. Ça crée un effet de stigmatisa­tion. » Un effet qui, selon lui, doit être évité à tout prix dans le contexte du nouveau gouverneme­nt de Donald Trump et celui de la fusillade à la mosquée de Québec. «Ne rouvrons pas les plaies», a-t-il écrit dans une lettre ouverte publiée mardi.

Avec cette sortie publique, M. Taylor marque son désaccord avec son collègue et coprésiden­t de la Commission, Gérard Bouchard. Celui-ci avait précisé à maintes reprises qu’il était important, voire « urgent », de légiférer sur la question. Ce dernier n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue. « On n’a jamais vraiment été d’accord làdessus, parce que pour lui c’était une question de principe, pour moi, plutôt une question de conjonctur­e. Mais je l’estime beaucoup et je suis d’accord avec lui pour tout le reste du rapport», a dit M. Taylor en entrevue à Radio-Canada.

L’opposition mécontente

Le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, soutient que la volte-face de M. Taylor amène «de l’eau au moulin de M. Couillard ». Sans dire s’il appuiera ou non le projet de loi 62, il continue de plaider pour le consensus. «On continue à avoir espoir que les libéraux branchés sur le réel vont avoir gain de cause face à l’intransige­ance ce M. Couillard. »

M. Lisée ne se dit pas surpris de cette sortie publique de l’ex-commissair­e. « Pour nous, ça ne change rien », a-til dit lors d’un point de presse. « J’ai beaucoup de respect pour le grand sociologue qu’est Charles Taylor, mais l’argument qu’il apporte, c’est de dire: si on agit, ça va libérer la parole de gens extrémiste­s, et ça, on ne veut pas faire ça. C’est comme si le débat démocratiq­ue était pris en otage par nos citoyens les moins raisonnabl­es. »

Quant au chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, il croit qu’il faut absolument légiférer. « La grande majorité des Québécois souhaitent qu’on légifère, qu’on interdise les signes religieux pour les personnes en autorité. Donc, Charles Taylor peut penser ce qu’il veut, il peut changer d’idée, mais les Québécois n’ont pas changé d’idée.» Il déplore que le premier ministre Couillard ait fermé la porte de façon aussi « virulente » après un apparent consensus des partis d’opposition. «Il n’a pas l’air d’avoir compris qu’on a avantage à travailler ensemble. »

Le député de Québec solidaire Amir Khadir a exhorté à son tour M. Couillard à « prendre ses responsabi­lités» et à accepter le consensus de l’opposition. «Ce serait pathétique qu’on rate cette occasion», a-t-il déclaré. « Il dit : “Je ne veux pas ouvrir de portes qui feront en sorte qu’après on glisse”, mais moi, je lui dis qu’au contraire ça fait dix ans qu’aucune porte n’a été ouverte ni fermée. On a laissé faire et, regardez, on n’a pas réglé le problème.»

Plus besoin de loi?

Julie Latour, qui s’est exprimée lors des consultati­ons publiques au nom de Juristes pour la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, s’est dite « estomaquée » de voir que le premier ministre ne légiférera pas. «La nécessité de légiférer est non seulement politique, mais juridique, car il y a atteinte à la primauté du droit.»

Selon elle, la liberté de religion implique aussi que « tous les citoyens [puissent] se reconnaîtr­e, les croyants comme les non-croyants. C’est la raison pour laquelle les autorités ne peuvent pas arborer de signes religieux ostentatoi­res, car l’État s’adresse à tous les citoyens».

Charles Taylor croit-il donc que le Québec n’aura jamais besoin de baliser les signes religieux dans l’espace public au moyen de lois? Dans la plupart des cas, non, croit-il. « Si quelqu’un porte un niqab et veut enseigner à l’école, ce n’est pas possible, car pour enseigner, on doit voir le visage. [Ce sont] des problèmes techniques, pratiques. On pourrait avoir besoin de lois, mais pour la plupart, non, car les gens du milieu [de l’enseigneme­nt] ont assez de bon sens pour voir que ça ne peut pas marcher comme ça », a-t-il expliqué.

La cofondatri­ce de Paroles de femmes, Dalila Awada, abonde en ce sens. « [Légiférer] contribuer­ait à un climat qui est difficile pour les personnes visées par ces débats-là. Si on n’a pas de données qui justifient qu’on débatte et qu’on légifère sur le port de signes religieux, il ya, à mon sens, peu de raisons pour qu’on prenne cette direction-là. » Elle ne croit pas nécessaire de prévenir les dérapages en établissan­t des règles à l’avance. «On peut faire du cas par cas. On n’a pas besoin de trancher de manière catégoriqu­e sur toutes les situations à venir », souligne la blogueuse et militante. « Quand on essaie d’appliquer une seule loi intransige­ante et catégoriqu­e sur la situation de plein d’individus, immanquabl­ement, on discrimine des gens.»

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Charles Taylor
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JACQUES BOISSINOT ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE Le premier ministre Philippe Couillard

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