L’étonnante stabilité du Liban
Voisin d’une Syrie déchirée par plus de cinq ans de guerre, le Liban a vu sa population gonfler de quelque 30% en raison de l’arrivée massive de réfugiés. Pourtant, le pays du cèdre, qui est de surcroît parcouru par de profondes lignes de faille confessionnelles et politiques qui ont maintes fois mené au conflit, reste étonnamment stable. Pourquoi? Explications de Marie-Joëlle Zahar, professeure de science politique affiliée au CERIUM.
On estime que jusqu’à 1,3 million de Syriens se sont réfugiés en Liban, qui compte environ 4,5 millions habitants. Comment expliquer le calme relatif qui y règne? Cela suscite-t-il des tensions?
Le Liban est le pays qui a reçu le plus de réfugiés en proportion de sa population. Il est clair que cela suscite des tensions, surtout dans un contexte où les infrastructures n’arrivent pas à répondre à l’ensemble des besoins et où l’appui des gouvernements étrangers fait défaut depuis longtemps.
Mais le calme relatif au Liban souligne le fait que, si leur présence peut provoquer des tensions locales, les réfugiés ne sont pas une source de déstabilisation. Libanais et Syriens ont des liens de longue date; plusieurs réfugiés se sont installés chez leur parenté libanaise ou près de celle-ci. La mobilisation des ONG locales et internationales a également aidé, tout comme le fait que les Libanais comprennent ce par quoi passent leurs voisins syriens, ce qui donne lieu à des initiatives citoyennes remarquables.
Il est dit que la sécurité est presque entièrement assurée par le Hezbollah. Qui dirige le pays ?
Le pays est dirigé par un gouvernement d’union nationale dirigé par Saad Hariri, chef du Courant du futur (sunnite). Depuis la guerre entre le Hezbollah et Israël en 2006, l’armée libanaise a été renforcée grâce à des appuis matériels et financiers étrangers. Mais il est vrai que le Hezbollah n’a pas désarmé et que les spécialistes estiment qu’advenant une confrontation, il serait plus fort que l’armée nationale.
Il faut aussi noter que l’Arabie saoudite, qui était l’un des principaux appuis à l’armée et aux forces de sécurité intérieures libanaises, a suspendu son aide dans le cadre de sa rivalité avec l’Iran dans la région. C’était pour souligner son mécontentement quant au rôle grandissant du Hezbollah dans la politique interne libanaise.
Il ne faut toutefois pas laisser cours aux exagérations qui veulent que la sécurité soit presque entièrement assurée par le Parti de Dieu. Depuis l’éclatement du conflit en Syrie voisine, c’est l’armée libanaise qui a fait face aux tentatives d’incursion de Daech [acronyme arabe du groupe État islamique] et du Front al-Nosra [groupe djihadiste jadis allié à al-Qaïda] à la frontière.
Le Hezbollah est chiite et proche du régime Damas, alors
que les réfugiés sont majoritairement sunnites et fuient ce dernier. Comment se vit cette situation ?
Depuis le début de la guerre en Syrie, les différentes factions libanaises se sont entendues pour maintenir le Liban à l’abri d’une «contagion». Ce qui veut dire que ce qui se passe en Syrie reste en Syrie. Cela donne lieu à des situations inédites où le Hezbollah lutte aux côtés du régime syrien, mais sans refouler activement les réfugiés.
Cela dit, il y a de cela quelques jours, dans une entrevue télévisée, le chef du Hezbollah a appelé le gouvernement libanais à oeuvrer avec Damas au retour des réfugiés, estimant que dans la foulée de la chute d’Alep aux mains du régime, la situation permet d’envisager un tel retour. Je crois toutefois que beaucoup de réfugiés sont en désaccord avec cette affirmation.
Le Liban est depuis longtemps un terrain où les intérêts des puissances rivales de la région entrent en conflit. Mais là encore, le pays est resté stable malgré la guerre en Syrie et de fortes tensions régionales. La stabilité est-elle précaire? Les tensions grimpent-elles?
La stabilité au Liban est toujours précaire. Elle dépend de la décision des élites politiques de coopérer les unes avec les autres. Plus souvent, celles-ci s’alignent sur des alliés régionaux ou internationaux pour s’affaiblir mutuellement. Elles invitent les puissances à s’immiscer dans les affaires internes. C’est ce qui s’est passé entre 2006 et 2008, alors que le Courant du futur et ses alliés ont misé sur leurs liens avec l’Arabie saoudite, les ÉtatsUnis et la France dans la lutte contre le Hezbollah et ses alliés du Courant patriotique libre — parti du président Michel Aoun —, proches de la Syrie et de l’Iran.
Aujourd’hui, les élites libanaises ont trouvé un compromis qui a permis l’élection du général Aoun à la présidence de la République en contrepartie de la nomination de Saad Hariri au poste de premier ministre. Mais l’instabilité peut resurgir à l’aune de changements dans l’équilibre des forces régionales.
Existe aussi le risque qu’un Hezbollah militarisé par sa participation au conflit syrien fasse peur à Israël et que ce dernier profite d’une altercation à la frontière pour tenter d’en finir avec le Parti de Dieu.
Mais le risque le plus probable — et le moins discuté — est socio-économique. Dans un pays lourdement endetté, où le travail est de plus en plus précaire, les institutions économiques et financières ont été sérieusement fragilisées par l’adoption en mai du Hezbollah International Financing Prevention Act, un régime de sanctions imposé par le Trésor américain contre toute institution ou personne qui ferait affaire avec le Hezbollah. Ce risque fragiliserait l’État libanais bien plus rapidement et aussi durablement que les tensions politiques et militaires.