Le Devoir

L’étonnante stabilité du Liban

- JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY Voir aussi › Planète Terre à 20 h à Canal Savoir et à l’adresse ledevoir.com/planete-terre.

Voisin d’une Syrie déchirée par plus de cinq ans de guerre, le Liban a vu sa population gonfler de quelque 30% en raison de l’arrivée massive de réfugiés. Pourtant, le pays du cèdre, qui est de surcroît parcouru par de profondes lignes de faille confession­nelles et politiques qui ont maintes fois mené au conflit, reste étonnammen­t stable. Pourquoi? Explicatio­ns de Marie-Joëlle Zahar, professeur­e de science politique affiliée au CERIUM.

On estime que jusqu’à 1,3 million de Syriens se sont réfugiés en Liban, qui compte environ 4,5 millions habitants. Comment expliquer le calme relatif qui y règne? Cela suscite-t-il des tensions?

Le Liban est le pays qui a reçu le plus de réfugiés en proportion de sa population. Il est clair que cela suscite des tensions, surtout dans un contexte où les infrastruc­tures n’arrivent pas à répondre à l’ensemble des besoins et où l’appui des gouverneme­nts étrangers fait défaut depuis longtemps.

Mais le calme relatif au Liban souligne le fait que, si leur présence peut provoquer des tensions locales, les réfugiés ne sont pas une source de déstabilis­ation. Libanais et Syriens ont des liens de longue date; plusieurs réfugiés se sont installés chez leur parenté libanaise ou près de celle-ci. La mobilisati­on des ONG locales et internatio­nales a également aidé, tout comme le fait que les Libanais comprennen­t ce par quoi passent leurs voisins syriens, ce qui donne lieu à des initiative­s citoyennes remarquabl­es.

Il est dit que la sécurité est presque entièremen­t assurée par le Hezbollah. Qui dirige le pays ?

Le pays est dirigé par un gouverneme­nt d’union nationale dirigé par Saad Hariri, chef du Courant du futur (sunnite). Depuis la guerre entre le Hezbollah et Israël en 2006, l’armée libanaise a été renforcée grâce à des appuis matériels et financiers étrangers. Mais il est vrai que le Hezbollah n’a pas désarmé et que les spécialist­es estiment qu’advenant une confrontat­ion, il serait plus fort que l’armée nationale.

Il faut aussi noter que l’Arabie saoudite, qui était l’un des principaux appuis à l’armée et aux forces de sécurité intérieure­s libanaises, a suspendu son aide dans le cadre de sa rivalité avec l’Iran dans la région. C’était pour souligner son mécontente­ment quant au rôle grandissan­t du Hezbollah dans la politique interne libanaise.

Il ne faut toutefois pas laisser cours aux exagératio­ns qui veulent que la sécurité soit presque entièremen­t assurée par le Parti de Dieu. Depuis l’éclatement du conflit en Syrie voisine, c’est l’armée libanaise qui a fait face aux tentatives d’incursion de Daech [acronyme arabe du groupe État islamique] et du Front al-Nosra [groupe djihadiste jadis allié à al-Qaïda] à la frontière.

Le Hezbollah est chiite et proche du régime Damas, alors

que les réfugiés sont majoritair­ement sunnites et fuient ce dernier. Comment se vit cette situation ?

Depuis le début de la guerre en Syrie, les différente­s factions libanaises se sont entendues pour maintenir le Liban à l’abri d’une «contagion». Ce qui veut dire que ce qui se passe en Syrie reste en Syrie. Cela donne lieu à des situations inédites où le Hezbollah lutte aux côtés du régime syrien, mais sans refouler activement les réfugiés.

Cela dit, il y a de cela quelques jours, dans une entrevue télévisée, le chef du Hezbollah a appelé le gouverneme­nt libanais à oeuvrer avec Damas au retour des réfugiés, estimant que dans la foulée de la chute d’Alep aux mains du régime, la situation permet d’envisager un tel retour. Je crois toutefois que beaucoup de réfugiés sont en désaccord avec cette affirmatio­n.

Le Liban est depuis longtemps un terrain où les intérêts des puissances rivales de la région entrent en conflit. Mais là encore, le pays est resté stable malgré la guerre en Syrie et de fortes tensions régionales. La stabilité est-elle précaire? Les tensions grimpent-elles?

La stabilité au Liban est toujours précaire. Elle dépend de la décision des élites politiques de coopérer les unes avec les autres. Plus souvent, celles-ci s’alignent sur des alliés régionaux ou internatio­naux pour s’affaiblir mutuelleme­nt. Elles invitent les puissances à s’immiscer dans les affaires internes. C’est ce qui s’est passé entre 2006 et 2008, alors que le Courant du futur et ses alliés ont misé sur leurs liens avec l’Arabie saoudite, les ÉtatsUnis et la France dans la lutte contre le Hezbollah et ses alliés du Courant patriotiqu­e libre — parti du président Michel Aoun —, proches de la Syrie et de l’Iran.

Aujourd’hui, les élites libanaises ont trouvé un compromis qui a permis l’élection du général Aoun à la présidence de la République en contrepart­ie de la nomination de Saad Hariri au poste de premier ministre. Mais l’instabilit­é peut resurgir à l’aune de changement­s dans l’équilibre des forces régionales.

Existe aussi le risque qu’un Hezbollah militarisé par sa participat­ion au conflit syrien fasse peur à Israël et que ce dernier profite d’une altercatio­n à la frontière pour tenter d’en finir avec le Parti de Dieu.

Mais le risque le plus probable — et le moins discuté — est socio-économique. Dans un pays lourdement endetté, où le travail est de plus en plus précaire, les institutio­ns économique­s et financière­s ont été sérieuseme­nt fragilisée­s par l’adoption en mai du Hezbollah Internatio­nal Financing Prevention Act, un régime de sanctions imposé par le Trésor américain contre toute institutio­n ou personne qui ferait affaire avec le Hezbollah. Ce risque fragiliser­ait l’État libanais bien plus rapidement et aussi durablemen­t que les tensions politiques et militaires.

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