La maison fermée
Lettre ouverte à la direction de la Maison de la littérature de Québec
« Je songe à la désolation de l’hiver Seul Dans une maison fermée» — Hector de Saint-Denys Garneau
C’ est avec consternation que j’ai appris que la direction de la Maison de la littérature de Québec a annulé, par surcroît d’une façon fort cavalière, l’invitation faite à Djemila Benhabib afin de prendre la parole sur «L’importance de prendre la parole» [lors d’une discussion qui devait se tenir le 12 février].
Sommes-nous revenus à l’ère de Duplessis où les «pelleteux de nuages» devaient se tenir à carreau sous la menace de l’anathème? Comment peut-on se fourvoyer à ce point sur la mission d’une institution culturelle que l’on dirige! Votre manque de vision effraie au plus haut point. À quoi sert donc ce bel écrin à la littérature payé par les Québécois? Comptez-vous en faire une coquille vide? Les Québécois ne vous ont pas donné comme mission d’entarter nos écrivains, et ceux qui vous ont confié les rênes de ce fleuron de la diffusion littéraire à Québec devaient s’interroger sur les mesures à prendre auprès de vous. Sachez qu’aucune création artistique n’existe sans cette liberté d’expression qui en est l’oxygène, et notre littérature, comme toutes les autres, a déjà payé un lourd tribut à la liberté d’expression.
Liberté d’expression
N’est-ce pas le moyen le plus sûr pour nourrir toutes les dérives que de museler ainsi la parole éclairée et modérée, l’expression des divers courants de pensée, le dialogue civilisé! Prendre pour prétexte une tragédie comme celle du 29 janvier pour limiter les droits et libertés d’expression chèrement acquis au cours des siècles est une injure à la mémoire même des victimes, puisque l’on ne peut que supposer que vous appuyez votre décision intransigeante sur la tuerie au Centre culturel islamique de Québec pour refuser la parole citoyenne à une intellectuelle québécoise de haut niveau. Djemila Benhabib est une écrivaine dont la parole éclairée a toujours servi la plus noble cause, celle d’enrichir nos débats et de créer une société meilleure. Son oeuvre est reconnue bien au-delà de nos frontières, et notamment en France, où la parole semble circuler plus librement qu’ici. Triste mission que la vôtre de bâillonner la libre circulation des idées. L’attitude cavalière et irrévérencieuse de la Maison de la littérature de Québec envers la littérature et ses fondements s’avère de l’ordre de la censure despotique.
Donc, seuls ont le droit de s’exprimer ceux qui hurlent avec la meute, ceux qui s’enlisent dans les ornières d’une courte vue érigée en doxa par les politiciens frileux du moment, ceux qui ne voient pas plus loin que les semelles qui les précèdent sur les sentiers battus du consensus bébête. J’en appelle à tous nos concitoyens qui croient en l’héritage des Lumières pour désavouer fermement la censure de la parole citoyenne et le mépris de nos intellectuels exercés par la direction de la Maison de la littérature de Québec. J’en appelle à tous nos concitoyens pour exiger l’annulation de cette décision arbitraire afin que nous puissions entendre les paroles de Djemila Benhabib à la Maison de la littérature de Québec. Ce genre de censure est certainement la façon la plus odieuse de mépriser l’intelligence de tous nos concitoyens. Ces petitesses de la rectitude politique encouragent, voire fomentent les excès de toutes parts.
Tous ces bien-pensants qui exhortent de ne pas avoir peur, eux, de quoi ont-ils tellement peur? De quel Autre? De la parole d’une intellectuelle québécoise qui contribue depuis des années à notre mieux-être par son intelligence raffinée, sa sensibilité et sa culture. «— Car la maison meurt où rien n’est ouvert — / Dans la maison close, cernée de forêts / .»