Le Devoir

Le droit de critiquer l’islam

Au nom de la liberté d’expression, des élus conservate­urs s’opposent à une motion dénonçant l’islamophob­ie

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Dans la foulée de l’attentat à la mosquée de Québec qui a fait six morts, est-il encore possible de critiquer certaines pratiques se réclamant de l’islam sans se faire taxer d’islamophob­ie? Des députés fédéraux se le demandent. Et c’est en partie pour préserver la liberté d’expression qu’ils refusent d’appuyer une motion condamnant la discrimina­tion religieuse systémique.

La motion 103 pilotée par la députée libérale Iqra Khalid enjoint à la Chambre des communes de « reconnaîtr­e qu’il faut endiguer le climat de haine et de peur qui s’installe dans la population » et de « condamner l’islamophob­ie et toutes les formes de racisme et de discrimina­tion religieuse systémique­s ». La motion demande aussi qu’un comité parlementa­ire entame une étude pour suggérer à Ottawa une approche « pangouvern­ementale » de lutte contre l’islamophob­ie.

La motion a été déposée en décembre, mais la récente fusillade à Québec lui donne une nouvelle couleur. Elle a été débattue pour une première fois mercredi soir à la Chambre des communes et devrait être mise aux voix au printemps. Si les libéraux et les néodémocra­tes ont annoncé qu’ils voteront en bloc en sa faveur, les conservate­urs sont déchirés et une grande majorité d’entre eux voteront contre. Le Bloc québécois s’y oppose aussi. Peu ont accepté de prononcer le mot, mais le niqab occupe les esprits.

Maxime Bernier est du lot des opposants. « Il y a un courant dans l’islam, qui ne se limite pas nécessaire­ment aux islamistes radicaux, qui dit que personne ne devrait critiquer cette religion ou s’en moquer. Rappelez-vous juste la controvers­e entourant les caricature­s du prophète Mahomet il y a quelques années», écrit-il sur son blogue. Il confirme au Devoir que le voile islamique fait partie des choses qu’il craint de ne plus pouvoir critiquer à cause de M-103.

Le PLC et le NPD voteront en faveur de la motion, le Bloc souhaite une version modifiée

Certains, comme Pierre Lemieux, un autre conservate­ur se portant candidat à la succession de Stephen Harper, craignent que le contexte émotif créé par l’attentat de Québec pousse des élus à appuyer aveuglémen­t la motion. Plusieurs déplorent que le concept d’islamophob­ie n’y soit pas défini, d’où leurs craintes qu’elle ait pour effet de limiter la liberté d’expression.

Ainsi, M. Lemieux écrit dans une lettre à ses partisans que «la motion 103 [suppose] que toute critique de l’islam est du discours haineux ». Sa rivale Lisa Raitt se demande si la motion pourrait un jour déboucher sur une loi interdisan­t le fait de «critiquer la charia ou les mutilation­s génitales». Pour sa part, Andrew Scheer juge la motion inutile, car le Code criminel interdit déjà l’incitation à la haine.

Au Bloc québécois, on rejette les prémisses de la motion quant à l’existence d’un « climat de haine ». «Si on amendait cette motion pour en retirer ces irritants, on serait d’accord avec le fait de condamner l’islamophob­ie», explique le chef par intérim Rhéal Fortin. Thomas Mulcair se dit pour sa part en faveur, car « la priorité, c’est de dénoncer une évidence, soit qu’il y a une recrudesce­nce de haine contre les musulmans».

La ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, ainsi qu’une cinquantai­ne de députés libéraux se sont présentés mercredi midi devant les caméras en compagnie d’Iqra Khalid pour dire haut et fort leur appui à sa motion. « Nous sommes plus que jamais déterminés à bâtir une société ouverte, inclusive, avec comme principe le vivre-ensemble, le respect et la lutte contre la discrimina­tion », a plaidé Mme Joly. Mme Khalid a assuré que «ce n’est pas vrai» que M-103 ferait taire les critiques de l’islam.

Lors du débat, elle a répliqué à ses détracteur­s tels que Kellie Leitch, qui lui reprochent d’accorder un traitement différenci­é à l’islam: «On m’a demandé de changer le libellé de ma motion pour en retirer le mot “islamophob­ie”. Je ne le ferai pas, pas plus que je ne parlerais de l’Holocauste sans dire que la vaste majorité des victimes étaient des Juifs et que l’antisémiti­sme en était la racine. On ne peut pas s’attaquer à un problème sans l’appeler par son vrai nom.»

Liberté d’expression

L’histoire démontre que les conservate­urs sont allergique­s à toute mesure légale visant à limiter la liberté de parole. En 2013, ils ont abrogé l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui interdisai­t de disséminer des propos « susceptibl­es d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenan­t à un groupe identifiab­le ». Les conservate­urs estimaient cette notion trop floue et préféraien­t l’article 319 du Code criminel qui interdit le discours haineux s’il «est susceptibl­e d’entraîner une violation de la paix ».

Les conservate­urs avaient en tête la mésaventur­e du commentate­ur de droite Ezra Levant, qui après avoir reproduit dans le Western Standard les caricature­s danoises de Mahomet avait fait l’objet d’une plainte d’un imam en vertu du pendant albertain de l’article 13. La poursuite avait finalement été abandonnée.

Ezra Levant est d’ailleurs un des instigateu­rs d’un rallye tenu hier soir à Toronto pour dénoncer M-103 et auquel quatre aspirants chefs du Parti conservate­ur ont assisté: Brad Trost, Chris Alexander, Pierre Lemieux et Kellie Leitch.

Notons que si le conservate­ur Michael Chong appuie la motion 103, il abolirait l’article 319 du Code criminel au motif que seule la liberté d’expression totale peut combattre le discours haineux.

Les transgenre­s aussi

Le malaise conservate­ur à propos de la liberté d’expression se manifeste aussi ces joursci à propos du projet de loi C-16, qui établit l’identité sexuelle comme un motif illicite de discrimina­tion. Adopté à la Chambre des communes, le C-16 poireaute au Sénat depuis novembre parce que les conservate­urs ajournent le débat sans arrêt. Seulement sept sénateurs ont pris la parole à ce jour.

Des conservate­urs comme Maxime Bernier et Pierre Lemieux reconsidèr­ent leur appui initial à C-16 à la lumière du cas de Jordan Peterson. Ce professeur de l’Université de Toronto refuse d’utiliser, comme le lui demandent des étudiants rejetant la binarité sexuelle, des pronoms inventés tels que «ze», «zir» ou «zim» ou le pronom pluriel «they» au lieu des pronoms sexués «he» et «she». Le professeur, qui estime ne pas avoir à bâtarder la langue anglaise, se fait accuser de transphobi­e. Les deux élus craignent que C-16 soit utilisé pour le punir.

Selon Maxime Bernier, de tels gens ne militent pas pour l’égalité, qu’il dit défendre. Ce sont plutôt des «activistes de la gauche radicale qui tentent de déconstrui­re les normes sociales traditionn­elles et d’imposer leur perspectiv­e marginale à tout le monde, y compris en nous forçant à changer notre façon de parler ».

 ?? PATRICK DOYLE LA PRESSE CANADIENNE ?? La ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, et une cinquantai­ne de ses collègues libéraux ont manifesté leur soutien à la députée Iqra Khalid, qui a déposé la motion contre l’islamophob­ie.
PATRICK DOYLE LA PRESSE CANADIENNE La ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, et une cinquantai­ne de ses collègues libéraux ont manifesté leur soutien à la députée Iqra Khalid, qui a déposé la motion contre l’islamophob­ie.

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