Le Devoir

La rafle des années 1960, toujours d’actualité ?

- SÉBASTIEN GRAMMOND Professeur de droit, Université d’Ottawa CHRISTIANE GUAY Professeur­e de travail social, Université du Québec en Outaouais NADINE VOLLANT Directrice des services sociaux, Uauitshitu­n

Une décision de la Cour supérieure de l’Ontario vient de jeter un nouvel éclairage sur un aspect encore méconnu du traitement réservé aux peuples autochtone­s. Lorsque les pensionnat­s ont commencé à fermer leurs portes, dans les années 1950 et 1960, les services de protection de la jeunesse des différente­s provinces ont graduellem­ent étendu leurs activités dans les communauté­s autochtone­s. Ce processus était animé de la même philosophi­e d’assimilati­on que les pensionnat­s: les enfants autochtone­s seraient mieux servis s’ils étaient séparés de leurs parents. Le résultat a été le retrait massif d’enfants autochtone­s de leur famille et de leur communauté, pour qu’ils soient placés en adoption. Dans de nombreux cas, on a caché à l’enfant son origine autochtone. C’est ce qu’on a appelé la «rafle des années 1960», même si cette pratique s’est poursuivie durant les années 1970. Aujourd’hui, l’expérience et des études universita­ires démontrent que, dans bien des cas, ces adoptions n’ont pas été bénéfiques et ont provoqué une crise identitair­e à une étape ultérieure de la vie des enfants concernés.

Dans le jugement rendu cette semaine, le tribunal a condamné l’inaction du gouverneme­nt fédéral, qui avait délégué aux provinces la responsabi­lité de la protection de la jeunesse sans prendre les mesures nécessaire­s pour assurer la transmissi­on de l’identité et de la culture aux enfants autochtone­s placés dans des familles d’accueil ou adoptés par des nonautocht­ones. Or, si les pensionnat­s sont chose du passé, les régimes provinciau­x de protection de la jeunesse sont toujours appliqués aux peuples autochtone­s. Le jugement rendu cette semaine devrait donc nous forcer à réfléchir aux pratiques actuelles. Faisons-nous encore ce qui a conduit à la condamnati­on du gouverneme­nt fédéral ?

La triste réalité, c’est que les enfants autochtone­s sont toujours surreprése­ntés au sein des régimes de protection de la jeunesse. Au Québec, une étude récente a montré que les enfants autochtone­s sont trois fois plus susceptibl­es de faire l’objet d’un signalemen­t retenu, quatre fois plus susceptibl­es d’être jugés en situation de compromiss­ion et cinq fois et demie plus susceptibl­es d’être placés que les enfants non autochtone­s. Des enfants autochtone­s sont toujours placés en grand nombre dans des familles d’accueil non autochtone­s, même si l’on commence à prendre conscience des effets à long terme de cette pratique. C’est ce qui a fait dire à la Commission de vérité et réconcilia­tion que «les services de protection de l’enfance du Canada ne font que poursuivre le processus d’assimilati­on entamé sous le régime des pensionnat­s indiens».

De plus, le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu, en janvier 2016, que le financemen­t fédéral des services de protection de la jeunesse pour les peuples autochtone­s était insuffisan­t et discrimina­toire sous plusieurs aspects. Il a tranché qu’une réforme globale du système était nécessaire.

Des ajustement­s à la Loi sur la protection de la jeunesse sont actuelleme­nt à l’étude à l’Assemblée nationale. Même si l’on y trouve quelques éléments positifs, ils paraissent bien minces lorsqu’on les compare à certaines initiative­s adoptées ailleurs.

Par exemple, la loi ontarienne contient déjà des directives spécifique­s visant à éviter le placement d’enfants autochtone­s dans des familles d’accueil non autochtone­s. L’intérêt de l’enfant autochtone doit être évalué en tenant compte de la nécessité de préserver son identité culturelle. Les communauté­s doivent être consultées par les services de protection de l’enfance. Aux États-Unis, une loi fédérale adoptée en 1978 reconnaît la compétence des peuples autochtone­s en matière de protection de la jeunesse. De nombreux peuples autochtone­s ont mis en place leurs propres lois et leurs propres tribunaux dans ce domaine. Au Québec, la loi prévoit depuis plus de quinze ans la possibilit­é de conclure des ententes d’autonomie, mais rien n’a encore été signé.

Le jugement concernant la rafle des années 1960 devrait nous faire prendre conscience de l’urgence d’une réforme globale du système de protection de la jeunesse pour les peuples autochtone­s. L’autonomie des peuples autochtone­s devrait être au coeur de cette réforme.

La triste réalité, c’est que les enfants autochtone­s sont toujours surreprése­ntés au sein des régimes de protection de la jeunesse

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