Le Devoir

Accommodem­ents raisonnabl­es : reconnaîtr­e un problème

- FRANÇOIS CÔTÉ Avocat, chargé de cours et doctorant en droit à l’Université de Sherbrooke*

Sil n’y avait qu’un seul passage à retenir de l’épisode de Tout le monde en parle de dimanche dernier, ce serait cette phrase de Nadia el-Mabrouk: «Les accommodem­ents ne favorisent pas le vivre-ensemble. » Pourquoi la question des accommodem­ents raisonnabl­es liés à la religion est-elle à ce point problémati­que au Québec ? Dans la célèbre affaire Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys de 2006, la Cour suprême avait donné le ton en autorisant le port d’une arme (kirpan) sur le terrain d’une école au nom de la religion. Loin d’être célébrée, cette décision phare — et toute la jurisprude­nce qui en découle — est vivement critiquée au Québec comme un flagrant exemple d’incompatib­ilité entre la mouture actuelle des accommodem­ents raisonnabl­es et les fondements sociojurid­iques du vivre-ensemble québécois.

Onze ans plus tard, le débat n’a fait que croître. Les pratiques religieuse­s peuvent-elles être invoquées pour ne pas avoir à suivre les mêmes règles que tout le monde? Ce qui pose réellement problème avec les accommodem­ents accordés au nom de la religion, c’est la vision juridique qui les sous-tend: une vision libérale et communauta­riste appliquée par la Cour suprême du Canada en raison d’une Charte canadienne des droits et libertés (qui a été imposée au Québec en dépit de son opposition), alors que la société québécoise, dans son rapport avec l’égalité de tous devant la loi et sa perception de la question religieuse adhère, à titre de fait social largement documenté, à une perspectiv­e davantage laïque et républicai­ne — tout particuliè­rement depuis la Révolution tranquille.

L’accommodem­ent raisonnabl­e, tel qu’il est actuelleme­nt, est ainsi à juste titre vu non pas comme le fruit du consensus social, mais bien comme l’imposition d’une règle de droit qui ne reflète pas les valeurs communes de la société québécoise. Au surplus, au Québec, l’expression de la religion est socialemen­t considérée comme constituan­t un choix relevant de la sphère privée. Le fait de l’invoquer pour être dispensé des règles applicable­s à tous devient alors une manière de faire primer des considérat­ions purement personnell­es sur la volonté démocratiq­ue derrière le droit. Les accommodem­ents raisonnabl­es au nom de la religion deviennent alors perçus, et cette critique n’est pas sans légitimité, comme une manière d’exiger que ce soit à la société de s’adapter à l’individu et non l’inverse. En d’autres mots, ils sont si controvers­és tout simplement parce qu’ils relèvent d’une logique, d’une approche sociale et d’une vision du droit qui ne sont pas celles de la société québécoise.

Une solution distante

Dans l’état actuel des choses, la venue d’une solution à cette problémati­que apparaît distante. Le gouverneme­nt actuel entretenan­t un rapport quasi fusionnel avec le multicultu­ralisme libéral, les pistes de solutions qu’il propose jusqu’ici — dont le dernier chapitre au feuilleton est le projet de loi 62 — n’en sont pas réellement. Ce que le gouverneme­nt Couillard propose, c’est surtout d’affirmer avec plus de force encore le modèle libéral en espérant faire taire la dissidence (notamment au travers du discutable concept de «discrimina­tion vestimenta­ire» qu’il vient d’inventer). Cela ne réglera rien: bien au contraire, la politique actuelle du gouverneme­nt en matière de gestion des accommodem­ents raisonnabl­es ne conduit qu’à encore plus de légitime ressentime­nt collectif à l’égard d’un modèle en contradict­ion avec la réalité sociale et historique propre du Québec.

Les recommanda­tions du rapport BouchardTa­ylor, bien qu’insuffisan­tes à certains égards et en dépit du fait que ses auteurs ne s’entendent plus aujourd’hui, avaient au moins le mérite de proposer une véritable réconcilia­tion législativ­e avec une certaine part de la réalité québécoise. Le projet de charte des valeurs québécoise­s, quand bien même il était imparfait, constituai­t lui aussi une piste de solution intéressan­te. Toutefois, pour l’heure, de véritables pistes de solutions et d’encadremen­t des demandes d’accommodem­ents au nom de la religion resteront vraisembla­blement lettre morte jusqu’au prochain cycle politique.

Il demeure cependant une chose certaine: les accommodem­ents raisonnabl­es au nom de la religion sont problémati­ques au Québec, et il y a un vif désir collectif pour qu’un législateu­r reprenne les choses en main et en ramène l’encadremen­t vers une perspectiv­e correspond­ant mieux à notre réalité sociale: par exemple en réaffirman­t l’interdicti­on de toute forme de discrimina­tion fondée sur les conviction­s religieuse­s tout en précisant la primauté de la règle de droit sur la pratique religieuse, quitte à devoir recourir à la dispositio­n de dérogation pour contrecarr­er la Charte canadienne des droits et libertés. Un tel modèle permettrai­t une bien meilleure intégratio­n de la diversité culturelle et religieuse au Québec en l’incluant pleinement à son tissu social d’une manière harmonieus­e avec la réalité de son vivre-ensemble plutôt que d’en favoriser la fragmentat­ion comme c’est le cas actuelleme­nt.

Nous avons le devoir à titre de société de régler cette situation. En dépit des souhaits de certains, ce n’est pas en niant l’existence d’un problème qu’on le fait disparaîtr­e. Nous devons réellement baliser les accommodem­ents raisonnabl­es d’une manière conforme à la réalité sociale québécoise. Chercher à censurer les critiques en martelant que tout va bien et que tout doit continuer tel quel ne peut qu’empirer les choses — et les premières victimes de cette situation sont justement nos minorités culturelle­s et religieuse­s, qui ne peuvent pas s’intégrer pleinement à la société québécoise si nous continuons ainsi, au travers de l’accommodem­ent raisonnabl­e, à les en distancier plutôt qu’à les rapprocher des fondements de notre vie en commun pour leur permettre de devenir véritablem­ent des nôtres.

Pour toute société digne de ce nom, c’est inacceptab­le.

*Lettre cosignée par une vingtaine de personnes, dont Djemila Benhabib, Louise Mailloux et Nadia el-Mabrouk. La liste complète des signataire­s est publiée sur nos plateforme­s numériques.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Les recommanda­tions du rapport Bouchard-Taylor, bien qu’insuffisan­tes à certains égards et en dépit du fait que ses auteurs ne s’entendent plus aujourd’hui, avaient au moins le mérite de proposer une véritable réconcilia­tion législativ­e avec une...

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