Heidegger et la « grandeur » de sa philosophie
La conclusion du texte de Jean Grondin «Peut-on défendre Heidegger?» (Le Devoir de philo, 4 février 2017) est pour le moins surprenante: Heidegger aurait été victime de la propagande antisémite nazie, alors qu’il ne disposait pas, comme nous maintenant, d’écrans d’ordinateur pour s’informer. Dans ces conditions, on peut comprendre que ses Cahiers noirs contiennent des écrits ouvertement antisémites, écrits qui n’auraient par ailleurs pas d’incidence significative sur la qualification de sa pensée… Une telle conclusion est inacceptable. En plus des imprécisions, voire des inexactitudes historiques sur lesquelles elle repose, elle constituerait à elle seule — si elle s’avérait fondée — un argument de taille à l’encontre de la «grandeur» de la philosophie de Heidegger. Belle philosophie en effet, belle profondeur de pensée, qui ne procureraient à son propre auteur aucun outil critique pour interpréter la réalité quotidienne, pour mesurer un tant soit peu la distance entre propagande et vérité et qui lui ferait adhérer au mythe racial comme justification de l’extermination des juifs et de l’asservissement de peuples entiers. Si la philosophie doit aider à vivre, on peut se demander quel type de vie et quel type d’intelligence auraient bien pu soutenir la philosophie de Heidegger. La capitulation de la pensée critique? Une hostilité revendiquée à la rationalité? Une vie de collaborateur?
La description de Jean Grondin ne résiste cependant pas à l’analyse. Il y a eu en Allemagne entre 1933 et 1945 des résistants et des opposants — au demeurant dépourvus, tout comme Heidegger, d’écrans d’ordinateur — qui ont payé de leur vie leur opposition au nazisme. […] Il subsiste peu de doutes sur la terreur suscitée par les mesures raciales qui ont suivi l’incendie
du Reichstag le 27 février 1933. Parmi les intellectuels allemands qui ont quitté l’Allemagne, horrifiés et menacés par le nazisme, j’insisterai sur Thomas Mann qui fait figure de contreexemple à la thèse de Jean Grondin. Dès la fin des années 1920, il a déployé une grande énergie et une intense activité d’essayiste et de conférencier à dénoncer l’obscurantisme, la vulgarité et la violence du nazisme. Il a aussi fortement combattu le climat culturel d’irrationalisme, d’anti-idéalisme et de «haine de l’esprit» qui favorisait sa victoire. Thomas Mann a quitté l’Allemagne le 11 février 1933 et n’y est pas rentré. L’incendie du Reichstag, le simulacre de procès qui s’en est suivi, la chasse aux communistes et aux juifs confirmaient à ses yeux la nature criminelle du régime maintenant en place. Un ordre d’arrestation et de déportation a été signé contre lui. Ses livres ont été brûlés à Berlin lors de l’autodafé du 10 mai 1933, en même temps que les livres d’auteurs juifs.
Examen critique
Plusieurs autres affirmations de Jean Grondin, qui minimisent l’adhésion de Heidegger à l’idéologie nazie, mériteraient d’être soumises à un examen critique. Contrairement à ce que prétend Jean Grondin, il ne s’agit pas ici de juger l’homme, ni de séparer l’homme de l’oeuvre, ce qui constitue une fausse question. Il s’agit d’évaluer l’oeuvre. L’antisémitisme et le racisme sont au fondement même du nazisme et, avec le Führerprinzip et la volonté de puissance du peuple allemand, ils en constituent à peu près le seul contenu idéologique. Qu’est-ce qu’une philosophie qui peut s’accommoder d’une pensée aussi pauvre que le nazisme ? Qu’est-ce qu’une philosophie qui ne comporte aucune réticence fondamentale à l’idée de l’obéissance aveugle à la volonté du guide suprême ? Qu’est-ce qu’une philosophie qui affirme « philosophiquement la nécessité » de ce que, déjà en mars 1933, Thomas Mann décrivait comme des « discours écumants prenant la défense de toutes les horreurs » ? Peut-on philosopher et ne pas exiger la reconnaissance de la dignité humaine, indépendamment de toute appartenance raciale ou ethnique ?
Heidegger est, écrit Jean Grondin, l’un des penseurs les plus grands et les plus influents. Faut-il le croire sur parole? La «grandeur» d’une philosophie se mesure-t-elle à son influence ? La logique de la spéculation et du marché apporterait-elle ici un argument décisif sur l’évaluation d’une pensée ? La pensée antihumaniste et de la déconstruction, héritière de Heidegger (Derrida, Foucault, Arendt), citée en renfort par Grondin, est-elle une grande pensée ? Est-elle une grande pensée en raison de sa position dominante, ce qui est certes le cas, à tout le moins en Amérique du Nord? Elle y exerce effectivement une influence, voire un pouvoir, considérable, ce qui ne donne cependant aucune indication sur sa valeur. Il n’est plus du tout de bon ton aujourd’hui de prendre la défense de l’entendement et de la raison, de l’humanisme, de l’exigence de vérité. Ceux-ci constituent pourtant les seuls remparts contre l’obscurantisme, le conformisme et la soumission au plus fort.
[…] Thomas Mann croyait fermement que, dans la voie tracée par Schopenhauer et par Nietzsche, l’irrationalisme, dont Heidegger est un représentant éminent, s’était abîmé dans le fascisme et avait été une condition culturelle essentielle à son succès. Je pense que son exhortation à reprendre aujourd’hui, « sur un mode nouveau, le flambeau de la raison et du progrès » constitue le seul moyen de construire un monde plus libre, plus « équitable selon l’esprit ».