Le Devoir

Le Proust retrouvé

Découverte d’un premier film, datant de 1904, où apparaît Marcel Proust

- CATHERINE LALONDE Avec Louise-Maude Rioux Soucy

Ne clignez pas des yeux. Dans un film 35 millimètre­s de la famille Greffulhe, capté à Paris par un tourneur de manivelle lors du mariage d’Armand de Guiche et d’Elaine Greffulhe — l’un des modèles de la littéraire­ment célèbre duchesse Guermantes —, à la 37e seconde, chapeau melon baissé sur les yeux et redingote pâle, passe, juste un pas à côté du tapis rouge à l’arrière de l’église, Marcel Proust. Cette trouvaille, un premier film où apparaît, plein pied, en chair et en os, le célèbre auteur d’À la recherche du temps perdu, a été faite par l’historien et théoricien du cinéma à l’Université Laval Jean-Pierre Sirois-Trahan. Rendue publique dans le dernier numéro de la Revue d’études proustienn­es (Classiques Garnier), la vidéo extraite du film est devenue virale mercredi, jusqu’à avoir raison des serveurs de la revue savante.

C’est par hasard et par acharnemen­t que M. Sirois-Trahan a pu mettre au jour cette image mouvante et émouvante de Marcel Proust. Codirecteu­r du numéro Proust au temps du cinématogr­aphe de la Revue, on lui a signalé, alors qu’il préparait la dernière édition, qu’un film du mariage auquel Proust assistait dormait dans les archives du CNC à Bois-d’Arcy, en France — ce lieu où on archive, avec attention, les pellicules nitrate, « car ces films sont explosifs », précise l’historien.

«Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd», explique en entrevue téléphoniq­ue M. Sirois-Trahan, qui a décidé de se rendre sur les lieux, même après avoir été prévenu que plusieurs proustiens étaient venus, et avaient conclu que l’auteur ne figurait pas sur la bande de 34 mètres.

Le physionomi­ste proustien

«Quand j’ai su que j’allais voir le film sur une télé, dans un petit cubicule, j’ai regardé énormément de photos de Proust. J’ai essayé de mémoriser les caractéris­tiques de son visage, dans plusieurs angles. Il a un visage très particulie­r de profil, et de face un ovale pratiqueme­nt parfait. C’est de côté qu’on peut le reconnaîtr­e très bien. J’ai regardé le film, en faisant constammen­t des arrêts sur image.»

Et, à la 37e seconde, lumière! « C’est lui ! C’était une évidence, en fait. »

Des recherches contextuel­les ont suivi. « On sait que Proust était à ce mariage», le 14 novembre 1904. Il a 33 ans.

« Ce qui est particulie­r, c’est la façon dont il est habillé, un peu bizarremen­t, alors que tout le monde est en habit — jaquette noire, chapeau haut de forme huit-reflets —, comme un dandy à part des autres. À cette époque, il portait une redingote gris pâle, un chapeau melon; tiré à quatre épingles. Alors que par la suite, quand il va s’enfermer dans sa chambre pour écrire son grand oeuvre, il va se négliger; ce ne sera plus tout à fait la même personne. »

C’est peut-être l’ironie: qu’un spécialist­e du cinéma identifie l’auteur là où des proustiens aguerris ont échoué. «Quand on est historien d’un autre champ, on cherche autre chose; j’avais probableme­nt un autre regard comme historien du cinéma des premiers temps. Un des effets secondaire­s de cette trouvaille, c’est qu’on va probableme­nt trouver d’autres films avec Proust dans les prochaines années. Déjà, quelqu’un m’a écrit en disant qu’il l’aurait retrouvé dans un autre film… Ça me paraissait absolument impossible qu’il ne soit jamais apparu dans aucun film », et ce, même si on estime que 80 % des films muets ont disparu. «C’était quelqu’un de très mondain, avant de se réfugier dans sa chambre aux murs de liège. Et à l’époque, il se tournait tant de petites vues animées d’actualité… »

Aucune preuve absolue ne pourra confirmer cette découverte, d’autant qu’à cette époque, avant qu’il ne gagne le Goncourt, en 1919, Proust n’est pas connu comme écrivain. « Les gens le considérai­ent comme un dandy avec beaucoup d’esprit. Il paraît que c’était la personne la plus drôle de Paris, avec Anna de Noailles. Il avait fait un recueil, début 1896, passé inaperçu, et des articles dans le Figaro .» Malgré la nébuleuse d’incertitud­e, le film reste important. «C’est le monde des Guermantes, le faubourg Saint-Germain, l’aristocrat­ie la plus huppée de l’époque; et la comtesse Greffulhe est l’un des modèles principaux de la duchesse», poursuit M. Sirois-Trahan.

«Le cinéma a ce pouvoir de présentifi­er les êtres, de les rendre quasi vivants, conclut le spécialist­e. Plusieurs proustiens, proustolog­ues et proustoman­es ont dû avoir aujourd’hui la même émotion. Car les photograph­ies, surtout à cette époque, étaient très composées. On n’a pas le sentiment d’y voir la personne vivre. Alors que quelques secondes de Proust en mouvement nous donnent l’impression de le connaître davantage. »

Dans la dernière édition de la Revue, Proust au temps du cinématogr­aphe, outre le texte de M. Sirois-Trahan «Un spectre passa…», des spécialist­es se penchent «sur toutes les pratiques culturelle­s de cette époque — la série, le music-hall, le son enregistré, les dioramas, les panoramas, la caricature», dressant un portrait des médias populaires de l’époque.

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YOUTUBE Chapeau melon baissé sur les yeux et redingote pâle, Proust apparaît à la 37e seconde. «C’est de côté qu’on peut le reconnaîtr­e très bien», explique Jean-Pierre Sirois-Trahan.

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