Le Devoir

Guerre des motions à Ottawa

Le texte qu’opposent les conservate­urs à celui des libéraux a une portée plus générale

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Les députés fédéraux ont continué à se déchirer jeudi sur la pertinence de dénoncer nommément l’islamophob­ie dans la foulée de l’attentat à la mosquée de Québec. Les conservate­urs ont répliqué à la motion libérale, qu’ils contestent par une motion de leur cru dénonçant toutes les discrimina­tions religieuse­s. Les libéraux les accusent de tourner autour du pot.

Ainsi, là où la motion de la libérale Iqra Khalid dit qu’il faut «endiguer le climat de haine et de peur qui s’installe dans la population», la motion du conservate­ur David Anderson dit que le Canada «n’est pas à l’abri du climat de haine et de peur que peuvent entraîner des événements comme les récents actes » survenus à Québec. En d’autres mots, les libéraux estiment que la fusillade découle d’un climat toxique, alors que les conservate­urs pensent que la fusillade crée ce climat.

Surtout, la motion conservatr­ice évite d’utiliser le terme «islamophob­ie» en exhortant le Parlement à condamner «toutes formes de racisme systémique, d’intoléranc­e religieuse et de discrimina­tion à l’égard des musulmans, des juifs, des chrétiens, des sikhs, des hindous et des autres communauté­s religieuse­s». Le reste est identique à la motion libérale.

Qu’importe: les libéraux ont annoncé qu’ils voteraient contre mardi prochain. «La motion conservatr­ice est une tentative cynique de servir des objectifs politiques et d’éviter de parler du vrai problème d’islamophob­ie, a déploré la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly. On a une obligation: chaque fois qu’une communauté est ciblée, on doit le dénoncer. Chaque fois qu’on voit des gens [favoriser leurs intérêts] politiques sur le dos des communauté­s, on doit aussi le dénoncer. »

Le débat à la Chambre des communes a donné lieu à des échanges musclés et substantie­ls. Le conservate­ur albertain Garnett Genuis a rappelé l’étymologie du mot « islamophob­ie » pour illustrer qu’il désigne la peur de l’islam, et non la peur des musulmans. « Je crois que la liberté religieuse est une liberté individuel­le. Aussi, je m’inquiète d’une terminolog­ie qui condamne l’antipathie ou la peur d’une doctrine plutôt que l’antipathie ou la peur d’individus, a expliqué M. Genuis. Une doctrine religieuse n’a pas de droits. Haïr une personne est mal, et lui faire subir de la discrimina­tion est illégal, mais haïr une doctrine ou une idée, ou traiter différemme­nt une idée peut tout à fait être raisonnabl­e et approprié. »

Les conservate­urs craignent qu’en dénonçant l’islamophob­ie, il devienne illégal à terme de critiquer certains aspects de l’islam. Ils se disent aussi mal à l’aise avec le fait de ne mentionner que l’islam.

À cela, le libéral Randy Boissonnau­lt a rétorqué que la motion adverse était «loin d’être exhaustive». «Je n’y vois aucune référence aux Druzes, aux mormons, aux bouddhiste­s ou aux enseigneme­nts spirituels des peuples autochtone­s. Je ne vois pas en quoi isoler cinq religions est mieux que de mettre l’accent sur une seule. » M. Boissonnau­lt trouve aussi « curieux » qu’aucun député conservate­ur n’ait exprimé de réserves similaires en février 2015 quand la Chambre des communes a appuyé une motion de l’ancien ministre Irwin Cotler offrant une « condamnati­on catégoriqu­e de l’antisémiti­sme».

«La motion conser vatrice est une tentative cynique de servir des objectifs politiques […]»

Le débat a frôlé le dérapage lorsque le député libéral ontarien Omar Alghabra a insinué que Gérard Deltell avait une part de responsabi­lité dans l’attentat à la mosquée de Québec. «Je sais que le député [Deltell] condamne l’attaque à la mosquée, mais a-t-il pris le temps de réfléchir? Il a été un invité prolifique des émissions de radio de Québec. A-t-il réfléchi aux mots qu’il a utilisés au cours des dernières années ? At-il accepté une part de responsabi­lité pour le type de rhétorique qui a eu cours là-bas?» Notons que M. Alghabra ne parle pas français et ne peut avoir écouté lui-même les interventi­ons dénoncées.

Piqué, M. Deltell a rétorqué que «le député est sur une glace très mince» puisque «tout démontre que [le tireur] n’avait strictemen­t aucun lien avec les émissions de radio dont il parle». «La question est très tendancieu­se». «Que ce type-là ose dire des choses semblables sans même avoir vérifié ce que moi j’ai pu dire, je ne le prends pas», a ensuite dit M. Deltell aux journalist­es.

La chef du Parti vert, Elizabeth May, a dénoncé la tenue même de ce débat, qu’elle a qualifié de «lamentable». La motion libérale n’amènerait pas la charia au Canada, a-t-elle illustré, pas plus qu’à sa face même, la motion conservatr­ice est dérangeant­e. Elle ne voit pas de raison de s’opposer à l’une ou l’autre si ce n’est que par calcul politique.

La position est la même du côté du NPD, qui appuie aussi les deux motions. «Je ne suis pas très fier de voir qu’on fait du millage partisan sur un sujet aussi dramatique et important», a lancé Pierre Nantel. Le Bloc québécois se dit quant à lui satisfait que la motion conservatr­ice ne dise pas qu’il existe déjà un climat de haine et de peur et votera donc pour.

Mélanie Joly

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JUSTIN TANG LA PRESSE CANADIENNE Dans les jours ayant suivi l’attentat meurtrier à la grande mosquée de Québec, des citoyens de plusieurs villes au pays s’étaient réunis en différents lieux, comme ici devant le Parlement fédéral à Ottawa, pour manifester leur soutien à la communauté...

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