Le Devoir

Un racisme imaginaire ?

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

«Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles: l’islamophob­ie. Critiquer la violence militante de cette religion dans son incarnatio­n contempora­ine était considéré comme du fanatisme.» — Salman Rushdie

Il fut une époque au Québec où les livres à l’index circulaien­t sous le manteau. En irat-il de même du dernier ouvrage de Pascal Bruckner, intitulé Un racisme imaginaire, islamophob­ie et culpabilit­é (Grasset)? À Paris pourtant, cet essai incisif a été encensé par des personnali­tés de tous horizons politiques. Le philosophe et ancien ministre Luc Ferry a décrété sa lecture «obligatoir­e». Même le directeur de

Libération, Laurent Joffrin, qu’on ne peut taxer de dérive droitière, a salué une «oeuvre utile» malgré certaines «approximat­ions».

Clarifions d’abord une chose. Dans cet ouvrage, l’auteur, qui plaide pour «une foi apaisée », ne prétend pas nier l’existence de diverses formes de discrimina­tion à l’égard des musulmans ou de racisme à l’égard des Arabes. Ces discrimina­tions existent évidemment, bien que l’on puisse discuter de leur caractère prétendume­nt « systémique ».

Pascal Bruckner s’en prend d’abord à l’instrument­alisation de ce mot par les organisati­ons antiracist­es afin d’anéantir toute critique de l’islam et bâillonner ceux qui cherchent à réformer cette religion qui traverse une crise existentie­lle comme le christiani­sme ou le judaïsme en ont connu à d’autres époques.

L’auteur retrace l’origine du mot apparu brièvement dans le dictionnai­re colonial au début du siècle dernier, mais qui ne renaîtra qu’avec la révolution khomeynist­e. Le titre de premier «islamophob­e» contempora­in revient donc à l’écrivain Salman Rushdie, condamné à mort pour blasphème, ainsi qu’à la féministe Kate Millett, expulsée de Téhéran en 1979 pour avoir condamné l’imposition du voile aux Iraniennes. Depuis, les pays musulmans n’ont eu de cesse de faire sanctionne­r l’islamophob­ie jusque dans les instances de l’ONU en prenant toujours soin de l’assimiler à une forme de racisme.

Car il s’agit au fond d’essentiali­ser le musulman non seulement pour interdire toute critique, mais pour transforme­r le fidèle en captif. Comme si la religion était devenue un gène hérité à la naissance. Normal, direz-vous, pour une religion qui punit de mort l’apostasie! La bataille des mots est peut-être perdue, reconnaît Bruckner, mais il importe de rappeler que l’islam n’est pas une race et qu’à ce titre, pas plus que les autres religions, il ne peut prétendre à quelque forme d’immunité que ce soit contre la critique ou même le blasphème.

L’intérêt principal de ce livre réside dans le brio avec lequel l’auteur démontre à quel point ce crime d’islamophob­ie sert d’abord à condamner ceux qui, de l’intérieur même de l’islam, cherchent à réformer cette religion. Bref, à combattre les réformiste­s qui réclament le droit à l’exégèse dans un islam trop souvent dominé par une culture nihiliste de la mort.

Dans nos pays, le seul fait d’évoquer un « problème musulman » et la montée de l’intégrisme vaut aujourd’hui des procès en sorcelleri­e à des intellectu­els comme Michel Houellebec­q, Georges Bensoussan, Jeannette Bougrab, Djemila Benhabib et Pascal Bruckner lui-même. Sans oublier les dessinateu­rs de Charlie Hebdo.

Par une analyse minutieuse, l’auteur démontre comment, grâce à la nouvelle concurrenc­e victimaire, l’islamophob­ie a par glissement­s successifs tenté d’occuper la place qu’occupait l’antisémiti­sme au sortir de la guerre. Il est pourtant absurde de comparer, dit Bruckner, la place des musulmans aujourd’hui à celle des juifs dans les années trente. Où les musulmans subissent-ils la pire répression sinon dans les pays musulmans eux-mêmes? Et si l’Europe est si islamophob­e, pourquoi vient-on s’y réfugier par millions ? Ne serait-ce pas justement parce qu’on peut y pratiquer, ou ne pas y pratiquer, sa religion librement?

« L’intégrisme a parfaiteme­nt compris la culpabilis­ation occidental­e dont il use et abuse», écrit l’auteur du Sanglot de l’homme blanc (Seuil), qui souligne aussi l’étrange alliance qui unit aujourd’hui une partie de la gauche à certains islamistes. On assiste à la « conjonctio­n des

ressentime­nts », dit Bruckner. Celle d’une gauche exténuée en mal de prolétaria­t et d’un islam blessé faute d’avoir su s’inscrire dans la modernité.

Bruckner a d’ailleurs répondu au philosophe Michel Onfray, qui prédit dans son dernier ouvrage la décadence inévitable de l’Occident. Selon Bruckner, l’islam est beaucoup plus mal en point que nos démocratie­s vieillissa­ntes. N’estce pas le poète syrien Adonis qui disait que, sous les coups de l’intégrisme, «la civilisati­on arabe était en train de mourir»?

On pourra reprocher à Bruckner de ne pas toujours prendre en compte la sensibilit­é de certains musulmans. Nos compatriot­es qui ont vécu les tristes événements de Québec ne trouveront dans ce livre aucun des mots doucereux ni aucune des phrases mielleuses qu’utilisent les politicien­s à leur égard. Mais ils y trouveront des armes acérées contre ceux qui veulent instrument­aliser leur foi au service de l’obscuranti­sme dont ils demeurent, répétons-le, les premières victimes.

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