Le Devoir

Le rapport « Bouchard sans Taylor »

- PIERRE HURTEAU Auteur de L’avenir de la laïcité au Québec. Pluralisme religieux et espace public

Le premier ministre Couillard a profité du désaveu de Charles Taylor des conclusion­s du rapport BouchardTa­ylor en ce qui concerne le port de signes religieux par des personnes représenta­nt l’autorité coercitive de l’État pour affirmer son opposition à ce qu’il qualifie de « discrimina­tion vestimenta­ire ». Ce faisant, il semble rejeter la main tendue de l’opposition à l’Assemblée nationale, qui se disait prête à adopter le projet de loi 62 s’il était modifié de manière à donner suite à la recommanda­tion de MM. Bouchard et Taylor d’interdire le port de signes religieux pour cette catégorie de représenta­nts de l’État. La déclaratio­n aussi tranchée et exagérée de Philippe Couillard au sujet de ce qu’il traite de « dérive discrimina­toire » s’éloigne nettement du climat de sérénité et d’ouverture qu’il souhaitait voir apparaître dans tous les débats entourant la question de la laïcité, après l’hécatombe à la mosquée de Québec.

Certes, Charles Taylor a bien sûr le droit de changer d’idée. Il le fait en évoquant deux types d’arguments pouvant fonder la propositio­n du rapport Bouchard-Taylor d’interdire le port de signes religieux aux fonctionna­ires de l’État exerçant une autorité coercitive : ou bien ce devoir de réserve ainsi imposé découle nécessaire­ment de la laïcité, ou bien il émane du contexte sociétal. Taylor affirme n’avoir jamais cru à la première interpréta­tion et il accrédite la seconde, estimant que le contexte ayant suivi les derniers événements de Québec justifie sa volte-face.

Deux interpréta­tions

La relecture du rapport Bouchard-Taylor nous ramène curieuseme­nt au coeur de ces deux interpréta­tions. D’une part, on peut y lire: «On peut soutenir, pour appuyer cette propositio­n nuancée, que la séparation entre l’Église et l’État doit être marquée symbolique­ment et qu’il s’agit d’un principe qu’il faut valoriser et promouvoir. » Les justiciabl­es ont droit à l’apparence d’impartiali­té dans la justice rendue et il est dans l’intérêt général que la confiance des citoyens envers ceux qui administre­nt la justice soit préservée. Toutefois, le rapport laisse entendre que le système judiciaire offre déjà des garanties d’impartiali­té, pour enfin faire la recommanda­tion que l’on connaît, puisqu’une majorité de Québécois sont d’accord avec une telle propositio­n qui représente « le meilleur équilibre pour la société québécoise d’aujourd’hui. Il s’agit des postes qui représente­nt de façon marquée la neutralité de l’État ou dont les mandataire­s exercent un pouvoir de coercition ».

Les conclusion­s du rapport sur cette question semblent nous conduire à la même indécision dans laquelle nous nous situons maintenant : «Telle est notre conclusion. Nous admettons que l’on peut y arriver en suivant différents types d’argumentat­ion. Par exemple, on peut considérer que cette propositio­n est la plus appropriée dans le contexte actuel de la société québécoise, étant bien entendu que ce contexte peut changer avec le temps. Ou alors, on peut également soutenir que la propositio­n revêt un caractère plus permanent, qui déborde le contexte actuel dans la mesure où elle incarne le principe de la séparation de l’État et des Églises. Nous n’avons pas à trancher ce débat puisque les deux argumentai­res conduisent à la même conclusion.»

Débat identitair­e

La rétractati­on de Taylor ne vient-elle pas affaiblir «le meilleur équilibre» que le rapport recherchai­t dans l’affirmatio­n des principes de neutralité religieuse et le contexte social? Le principe de laïcité ne peut continuer de souffrir d’être entraîné dans un débat identitair­e, nationalis­te, source de division lorsqu’il s’accommode de la peur de l’étranger. Le temps est peut-être venu de considérer les principes sur lesquels nous voulons édifier notre société ouverte, libre, démocratiq­ue, et respectueu­se du principe de la séparation de la religion et de l’État. Il faut avoir la lucidité et l’honnêteté d’admettre que l’imposition d’un devoir de réserve à des représenta­nts de l’État avec des fonctions d’autorité coercitive limite la liberté de conscience et de religion des personnes qui les exercent. Il est aussi permis de penser que cette restrictio­n imposée à quelques individus, s’il en est, n’a guère le caractère d’une contrainte excessive puisque le bénéfice recherché excède les inconvénie­nts qu’elle pourrait créer. Une telle interdicti­on enverra un signal clair qu’il ne peut y avoir de mélange des genres entre la religion et l’État, et que la liberté de conscience est préservée pour tous, croyants et incroyants. L’apparence de justice implique nécessaire­ment que le justiciabl­e ou le citoyen mis dans une situation où l’autorité coercitive s’exerce ne peut entretenir quelque méfiance par rapport aux opinions religieuse­s ou même l’incroyance du représenta­nt de l’autorité.

La recherche du « meilleur équilibre » suppose que certaines de nos institutio­ns soient effectivem­ent le reflet de ce que nous sommes, une société sécularisé­e et laïque. C’est maintenant l’occasion de mettre cela en applicatio­n en faisant en sorte que le projet de loi 62 inclue cette propositio­n du rapport Bouchard-Taylor, que je ne sais plus comment appeler exactement.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Charles Taylor s’est récemment dissocié des conclusion­s du rapport Bouchard-Taylor en ce qui concerne le port de signes religieux par des personnes représenta­nt l’autorité coercitive de l’État pour affirmer son opposition à ce qu’il qualifie de...

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