Amour et désir à l’heure de la cuisine moléculaire
Le Cosí fan tutte de l’Opéra de Paris était diffusé en direct, jeudi, au cinéma. Enseignements.
COSÍ FAN TUTTE Opéra de Mozart. En direct du Palais Garnier à Paris au cinéma Beaubien. Avec Jacquelyn Wagner (Fiordiligi), Michèle Losier (Dorabella), Frédéric Antoun (Ferrando), Philippe Sly (Guglielmo), Paulo Szot (Don Alfonso), Ginger Costa-Jackson (Despina). Direction: Philippe Jordan. Mise en scène: Anne Teresa de Keersmaeker. Rediffusions à des dates variables selon les cinémas participants (le 19 février au Clap à Québec, les 26 et 30 mars dans les cinémas Guzzo, etc. — voir cinespectacle.com)
Trois cinémas du Québec diffusaient jeudi aprèsmidi Cosí fan tutte de Mozart en direct de l’Opéra de Paris. Ils seront 19, un peu partout ici, pour diverses rediffusions qui s’étaleront entre le 19 février et fin mars. Le spectacle était aussi enregistré pour diffusion ultérieure sur la chaîne du câble Mezzo. Cela permettra aux spectateurs du direct de se remettre des deux très gênantes ruptures de faisceau, d’une minute chacune, à des moments stratégiques du début et de la fin de l’opéra. Internet permettra aussi d’accéder à la diffusion radiophonique de France musique, le 5 mars à 14 h (heure de Montréal).
Cosí fan tutte, ce sont six personnages. Il est donc particulièrement glorieux de voir sur une scène si prestigieuse la moitié de la distribution puisée dans le jeune vivier vocal québécois. Réglons ce point d’emblée: Michèle Losier, Frédéric Antoun et Philippe Sly ont été tout à fait à la hauteur de cet honneur. Leur art englobe le chant (avec un frémissant Un aura amoroso de Frédéric Antoun), mais aussi un investissement plus que remarquable dans une lecture scénique très complexe de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker.
Les six chanteurs sont doublés de six danseurs qui expriment leurs pensées profondes et illustrent la musique. Les danseurs créent ainsi une troisième grille de lecture, en plus du texte et de la partition. Douze protagonistes tournoient et ondulent donc comme des atomes sur des figures géométriques dessinées à même le sol.
Ce qui a dû être une terrifiante contrainte pour des artistes lyriques est digéré par Losier, Antoun et Sly, qui transcendent le carcan pour le dynamiser et en souligner les éléments comiques ou dramatiques. La scène du médecin est ainsi un pur bijou de surenchère entre Sly et Antoun, au moment de «ressusciter», alors que Michèle Losier nous gratifie de mimiques impayables, dignes des plus riches heures du cinéma muet (c’est un compliment!). Toute l’équipe musicale est remarquable, avec une mention spéciale pour la tonique Despina de Ginger Costa-Jackson et l’art de Philippe Jordan de ménager des silences éloquents.
La mise en scène de la chorégraphe flamande déconcerte, car sur le fond elle désincarne les caractères et les attributs (décor, accessoires, déguisements). Il y a beaucoup à dire et à analyser dans ce concept, dans lequel l’acte I et la scène finale sont macrocosmiques et l’acte II, microcosmique (les personnages et leur amertume d’être). Au premier acte, on se dit que la mise en scène est une «oeuvre d’art en soi», parallèle. Au second, on se rend compte qu’on n’a jamais écouté et «regardé» la musique de Mozart, son énergie, avec autant d’attention et d’acuité. Le spectacle est sans doute plus beau à l’écran qu’en salle, car l’expression des personnages et leurs gestes les plus infimes sont signifiants et bien captés.
Esthétiquement, la comparaison avec les retransmissions en direct du Metropolitan Opera, qui nous sont familières, tourne à l’avantage de l’équipe parisienne dirigée par Louise Narboni en matière de sobriété, de pondération dans le découpage et de flair pour relier le chant et les gestes, les chanteurs et les danseurs. Techniquement, hélas, il y avait quelques faillites, dont les deux coupures de faisceau satellite et un signal un peu faible au 1er acte, qui faisait légèrement ciller l’image et saccader les mouvements de caméras.