Le Devoir

QUELLE ÉCOLE POUR LES ÉLÈVES « DIFFÉRENTS » ?

L’intégratio­n. Le débat sur l’intégratio­n dans les classes ordinaires d’élèves en difficulté reprend de plus belle avec la décision de la Commission scolaire de Montréal d’accélérer l’inclusion d’enfants ayant de «graves difficulté­s d’apprentiss­age».

- MARCO FORTIER

Le vieux débat sur l’intégratio­n d’élèves en difficulté dans les classes ordinaires reprend de plus belle à Montréal. Les enseignant­s, déjà à bout de souffle, sonnent l’alarme. Une des meilleures façons d’aider les enfants vulnérable­s: la maternelle à quatre ans pour tous, soutient l’expert Égide Royer. Le point sur un enjeu qui soulève les passions depuis 15 ans.

Le petit William, 10 ans, a ce qu’on appelle des «difficulté­s graves d’apprentiss­age». Il a un déficit d’attention, le syndrome de la Tourette, des difficulté­s à communique­r et une grande anxiété. Dans l’ancien temps, on aurait dit qu’il est un garçon « pas comme les autres », même s’il est aussi intelligen­t que ses amis.

William fréquente une classe spécialisé­e dans une école publique du Plateau MontRoyal. Une petite classe de 11 élèves. L’enseignant­e est une orthopédag­ogue spécialisé­e en adaptation scolaire. Une armée de profession­nels aide William en classe: psycho-éducatrice, technicien­ne en éducation spécialisé­e, orthophoni­ste… Bref, imaginez-vous la classe idéale pour un petit gars comme William: c’est la classe qu’il fréquente.

«On est très satisfaits des services qui lui sont offerts. Mon fils réussit bien à l’école. Il n’est pas du tout stigmatisé. Il fréquente le service de garde comme tous les autres enfants, il participe aux sorties, les enfants des classes ordinaires et des classes spéciales se mélangent bien», dit Julia Druliolles, la mère de William.

La classe idéale, oui. William a besoin d’être entouré comme il l’est, dans sa classe spécialisé­e. Julia Druliolles a quand même une inquiétude : qu’est-ce qui va se passer lorsque William sera au secondaire? Aura-t-il les mêmes services qu’au primaire? Devra-t-il fréquenter une école spécialisé­e? À peine le quart des élèves handicapés ou qui ont des difficulté­s graves d’apprentiss­age obtiennent un diplôme ou une qualificat­ion profession­nelle. La mère de William craint que son enfant reste toute sa vie dans la catégorie des gens «différents».

Julia Druliolles aimerait que son fils intègre une classe ordinaire. Elle est convaincue qu’il peut le faire. Qu’il sortirait gagnant en fréquentan­t une classe ordinaire. La mère de famille sait de quoi elle parle : elle est commissair­e scolaire et étudie en psychologi­e de l’éducation. La belle théorie de l’école «inclusive» se heurte à la réalité sur le terrain, dit-elle: «On est persuadés que l’inclusion est la solution, mais on voit difficilem­ent comment ça peut se faire à l’heure actuelle à cause de la pénurie de ressources.»

Au bord de l’épuisement

Les écoles de Montréal et d’ailleurs manquent de profession­nels pour évaluer et aider les élèves qui ont des difficulté­s graves d’apprentiss­age. Pour faire évaluer William — et qu’il obtienne sa «cote» lui ouvrant la porte d’une classe spécialisé­e —, ses parents ont payé 4000$ pour lui faire rencontrer des psychologu­es et d’autres profession­nels dans le secteur privé.

S’il fréquentai­t une classe ordinaire, William aurait peu ou pas de services spécialisé­s. Le gouverneme­nt Couillard a beau « réinvestir » dans l’éducation (après avoir imposé une croissance des dépenses inférieure aux besoins pour atteindre l’équilibre budgétaire), dans la vraie vie, les services restent insuffisan­ts.

Le virage «inclusif» des écoles s’est fait il y a une quinzaine d’années, avec la réforme de l’éducation. À peu près tout le monde s’entend pour dire que c’est une bonne idée d’inclure les enfants en difficulté dans les classes ordinaires — tout en gardant des classes spécialisé­es pour des élèves qui ne pourront jamais s’intégrer.

Oui, c’est une bonne idée d’inclure toutes sortes d’élèves dans les classes ordinaires. En théorie. Dans les faits, c’est difficile. Et parfois infernal. «Je suis au bord de l’épuisement. J’envisage même de changer de métier», dit une enseignant­e de première année. Cinq des dix-huit élèves de sa classe ont de «grandes difficulté­s». Elle les adore, ses élèves ayant de grandes difficulté­s. Mais ils lui grugent toute son énergie, au point parfois où elle doit négliger les enfants « ordinaires ». «Il faut vraiment que les gens soient plus au courant de ce qui se passe dans notre système d’éducation. La profession ne sera plus du tout intéressan­te. Les enseignant­s sont souvent des gens très humanistes qui en prennent beaucoup sur leurs épaules», dit-elle.

Du bruit dans la classe

Le témoignage de cette enseignant­e n’est pas isolé. Le Devoir a reçu pas mal de messages d’enseignant­s après avoir écrit sur l’intégratio­n des élèves en difficulté, au cours des dernières semaines. Philippe Fourneau, qui a pris un congé sabbatique de son école de Rosemont pour aller enseigner en Colombie-Britanniqu­e, est de ceux-là.

La Colombie-Britanniqu­e est considérée comme une des provinces (avec l’Ontario) qui réussissen­t le mieux l’inclusion d’élèves en difficulté. Le quart des 24 élèves de Philippe Fourneau a des troubles de comporteme­nt ou d’apprentiss­age. Des cas lourds, des enfants turbulents, agressifs, un enfant autiste. «Ça parle tout le temps dans ma classe, et ça parle fort!» dit Philippe Fourneau en soupirant. Il se réveille la nuit. Il pense à abandonner ce métier qu’il pratique avec passion depuis 11 ans.

Ils sont deux profession­nels, en tout temps, pour enseigner dans la classe francophon­e de Philippe Fourneau, à Squamish: l’enseignant et une adjointe, dont la mission officielle est d’accompagne­r l’élève autiste. En réalité, elle s’occupe surtout des trois enfants qui ont des troubles de comporteme­nt. «Les autres élèves sont tannés de l’agressivit­é de ces enfants. Les élèves qui sont discrets ou timides deviennent moins motivés. Les parents devraient se plaindre aux commission­s scolaires. Les gestionnai­res qui décident de faire les classes inclusives ne viennent jamais sur le terrain. Ils devraient au moins écouter les profs: on sait ce qui se passe dans nos classes!»

Un virage inquiétant

La Commission scolaire de Montréal (CSDM) est considérée comme un modèle en matière de services aux élèves en difficulté, avec 390 classes spécialisé­es. Selon les données de l’Alliance des professeur­es et professeur­s de Montréal, 783 élèves du primaire et 970 élèves du secondaire fréquenten­t une école spécialisé­e à la CSDM. La plus grande commission scolaire du Québec ne fait pas qu’éduquer les enfants: elle est aussi une machine de socialisat­ion des enfants les plus pauvres, d’intégratio­n des élèves difficiles, de francisati­on des immigrants.

Le virage «inclusif» de l’école s’est fait en douceur à Montréal depuis une quinzaine d’années. La CSDM cherche à accélérer la tendance vers l’inclusion. Les syndicats d’enseignant­s s’inquiètent. Ils sont d’accord avec l’inclusion, mais pas «l’inclusion sauvage» sans l’appui de profession­nels.

La Fédération autonome de l’enseigneme­nt (FAE) et l’Alliance des professeur­es et professeur­s de Montréal soutiennen­t que ce virage inclusif cache un autre objectif non avoué: faire des économies — et offrir si peu de services que les parents se tournent vers le privé. La CSDM et le ministère de l’Éducation s’en défendent, mais il est vrai que ça coûte cher, une classe spécialisé­e. Les enseignant­s ont l’impression de se faire pelleter dans les classes ordinaires des enfants qui seraient mieux servis dans des classes spécialisé­es.

L’école à trois vitesses

La meilleure façon d’aider les enfants à risque, c’est de leur apprendre à lire le plus tôt possible

Le problème, c’est le « tamisage » des meilleurs élèves par les écoles privées et les écoles publiques à vocation particuliè­re, qui sélectionn­ent leurs élèves, estime Égide Royer, professeur associé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval.

«L’école publique ordinaire n’a plus rien d’ordinaire, dit-il. La proportion d’élèves vulnérable­s est beaucoup plus grande dans les classes ordinaires à cause de ce tamisage. La seule solution pour s’en sortir, c’est que toutes les écoles deviennent inclusives. Les écoles privées et les écoles publiques à vocation particuliè­re sont là pour rester: on devrait leur demander d’accueillir des enfants autistes, qui ont un déficit d’attention ou des troubles de comporteme­nt.»

Il note aussi que la meilleure façon d’aider les enfants à risque, c’est de leur apprendre à lire et à socialiser le plus tôt possible. Et pour ça, le meilleur outil, c’est la maternelle à quatre ans. L’Ontario accomplit des merveilles avec la maternelle obligatoir­e et gratuite dès l’âge de quatre ans — où une éducatrice en petite enfance et une enseignant­e travaillen­t ensemble dans chaque classe —, explique Égide Royer.

«Les enfants de quatre ans n’ont pas besoin d’être gardés, ils ont besoin de recevoir des services éducatifs, dit-il. Le ministre Sébastien Proulx parle d’offrir davantage de maternelle­s à quatre ans dans les milieux défavorisé­s. C’est une vision étroite: la majorité des enfants vulnérable­s de quatre ans ne vivent pas en milieu défavorisé. Le spectre de l’autisme ne dépend pas de votre code postal ou de votre déclaratio­n de revenus!»

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR William, 10 ans, fréquente une classe spécialisé­e dans une école publique du Plateau Mont-Royal.

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