Le Devoir

Rêveurs pragmatiqu­es

Ne renonçons à rien dans la perspectiv­e des utopies politiques

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le collectif Faut qu’on se parle vient de lancer son programme-bilan Ne renonçons à

rien (Lux), résultat de 166 assemblées de cuisine et 18 consultati­ons publiques qui ont réuni des milliers de personnes. Alors, à quoi rêvent les citoyens d’ici, maintenant, pour le futur?

Les responsabi­lités commencent dans les rêves. «Soyons raisonnabl­e, exigeons l’impossible», entonnaien­t les soixante-huitards en écho au slogan des anarchiste­s bakouniens. Ceux-là clamaient que «ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n’ont jamais avancé d’un seul pas». Le collectif Faut qu’on se parle semble s’arrimer à ces envies de volupté créatrice et refondatri­ce avec le titre de son manifeste Ne renonçons à rien, publié chez Lux éditeur cette semaine. «Ne renonçons pas à nous battre pour ce que nous pouvons encore devenir», dit l’introducti­on du livre signé par une dizaine d’auteurs, dont Aurélie Lanctôt, Jean-Martin Aussant, Alain Vadeboncoe­ur et Gabriel Nadeau-Dubois.

La preuve est dans le pudding, comme disent les Anglos. Plutôt que sur des demandes révolution­naires, la synthèse des quelque 6980 propositio­ns présentées par les participan­ts aux consultati­ons publiques du collectif débouche sur des idées de réformes assez consensuel­les. Dans ce Québec rêvé, l’école, l’écologie ou la diversité culturelle et médiatique deviennent les axes majeurs du développem­ent pour le meilleur et pour le peuple.

Est-ce donc ainsi que l’on rêve ici aujourd’hui ?

«Déjà, le document de consultati­on n’était pas d’une ambition terrible», répond la professeur­e Diane Lamoureux, professeur­e associée au Départemen­t de science politique de l’Université Laval. « J’ai par exemple été étonnée que dans les dix questions orientant les discussion­s, étant donné les gens qui animaient ce mouvement, il n’y avait rien sur le féminisme. Comme si cette question était réglée. »

Elle a aussi été étonnée de ne pas voir d’allusion au buen vivir, concept autochtone qui se décline dans certaines sociétés européenne­s en

«Notre démarche propose l’inverse d’une utopie. Étymologiq­uement, une utopie veut dire “en aucun lieu, nulle part, éloigné du réel”. [...] Nous, au contraire, nous réel.» avons accouché d’une propositio­n résolument contempora­ine et très ancrée dans le Gabriel Nadeau-Dubois, cofondateu­r de Faut qu’on se parle

écosociali­sme anti productivi­ste. Québec solidaire y faisait déjà écho il y a une décennie.

Cela dit, la professeur­e féministe ne sait de Ne renonçons à rien que ce qu’elle en a lu dans les médias. Et de toute manière, cette nouvelle déclinaiso­n d’un programme de réformes sociales sert ici de prétexte à se questionne­r sur le présent de l’avenir, sur ce qu’il reste aujourd’hui des utopies de transforma­tion de la société.

Le terme lui-même peut faire débat. « Je ne suis pas certaine de devoir parler de grande théorie ou de mégarécit, ni même d’utopie avec un avenir radieux, dit encore la professeur­e Lamoureux. Je préfère parler d’horizons à long terme. À partir de Marx, on a beaucoup déconsidér­é l’utopie en lui attribuant un caractère rêveur de société idéale. Mais bon, l’utopie dessine des possibles. Au Québec, depuis la Deuxième Guerre se dessine par exemple l’idée d’une société juste mise de l’avant avec la création d’un État

providence. L’idée d’éradiquer la misère faisait rêver et orientait les politiques, même si chacune des politiques n’éradiquait pas la misère. Ça fixait un horizon à long terme.»

Du pragmatism­e

Gabriel Nadeau-Dubois contemple cette perspectiv­e et baisse le regard dans la joie et l’enthousias­me. Franchemen­t, des utopies (sous ce nom ou un autre), il n’en a rien à faire.

«Notre démarche propose l’inverse d’une utopie, dit le cofondateu­r de Faut qu’on se parle. Étymologiq­uement, une utopie veut dire “en aucun lieu, nulle part, éloigné du réel”. L’utopie montre un projet lointain pour orienter l’action. Nous, au contraire, nous avons accouché d’une propositio­n résolument contempora­ine et très ancrée dans le réel. Nous disons ce que demain matin, au Québec, nous pouvons faire pour améliorer la vie des gens, des familles de la société. C’est l’inverse d’un projet idéal. »

Il explique que cette conclusion pragmatiqu­e a été imposée par la démarche de consultati­on. Les participan­ts ont étalé leurs problèmes et proposé des solutions, ici pour réduire les bouchons de circulatio­n, là pour bonifier les congés, embellir les écoles ou assurer l’approvisio­nnement des épiceries en produits de proximité. Il n’y a rien de mal à s’attaquer à ces problèmes de base, dit M. Nadeau-Dubois.

«Un des défauts de la gauche, c’est justement

d’être trop utopique, d’invoquer de grands principes en oubliant le réel, en ayant de la difficulté à ancrer ces valeurs dans des projets concrets. Nous sommes partis des préoccupat­ions des gens au quotidien pour essayer de voir quels changement­s on peut et on doit faire pour rendre possibles ces volontés tout en contrant le climat de fatalisme et de cynisme. C’est ce que veut dire pour nous Ne renonçons à rien dans un contexte où, au Québec, on nous dit depuis dix ans que les grands projets collectifs sont terminés.»

Féconder l’impossible

Le Monde vient de publier une version augmentée de son Atlas des utopies, ces « raccourcis de la destinée humaine en ce qu’elle a de beau, de tragique et d’enthousias­mant ». La présentati­on ajoute qu’en ces temps de Trump et de Poutine, « l’époque ne semble guère inviter à croire dans les fécondités de l’impossible ».

Le sociologue Jean-Philippe Warren, qui a dirigé une synthèse intitulée Mémoires d’un avenir (Nota Bene, 2006) sur «dix utopies qui ont forgé le Québec », propose sa propre géohistoir­e de nos idéaux modernes occidentau­x, et donc québécois. La synthèse du professeur de l’Université Concordia s’organise autour de trois temps forts:

Droits. La première grande vague se rapporte aux luttes pour les droits universels, fondamenta­ux et naturels pour réclamer une société plus égalitaire, plus émancipatr­ice. Cette revendicat­ion porte sur des aspects politiques (comme le droit de vote ou la liberté de presse revendiqué­s dès le XIXe siècle), sociaux (par la distributi­on de la richesse à partir des années 1930) et de reconnaiss­ance des différence­s (notamment par le mouvement féministe).

Ouverture. La seconde ère se développe dans les années 1980 et ne s’appuie plus sur des droits réclamés pour des individus, mais sur l’ouverture aux autres et au monde de la part des personnes et des groupes. Cette ouverture passe par la mondialisa­tion, l’immigratio­n et le multicultu­ralisme.

Ontologie. La phase la plus récente bouillonne en ce moment. Les revendicat­ions de cette perspectiv­e utopique cherchent à abolir les catégories essentiali­stes qui organisent la vision du monde depuis des siècles et des siècles. Il s’agit par exemple de nier les distinctio­ns entre les sexes (homme/femme), entre l’humain et l’animal, l’humain et les machines, l’humain et le post-humain, mais aussi entre le réel et le virtuel ou encore entre le vrai et le faux.

À l’évidence, Ne renonçons à rien s’inscrit d’avantage dans les deux premières traditions, tout en intégrant quelques éléments épars du troisième type. Le mouvement serait-il dont en retard d’une ou deux mutations?

«Nous ne sommes pas dans l’utopie avec ce projet, dit alors le professeur Warren. En fait, on a intégré les deux premières utopies, surtout la première, totalement. Comme ce sont des utopies réalisées, pour la deuxième partiellem­ent, il ne nous reste plus qu’à décider si on en veut plus ou moins. Plus d’énergies vertes. Plus de subvention­s aux écoles. Plus de médecine de proximité. Plus d’égalité pour tous. Ce ne sont pas des utopies, ça. C’est une manière curieuseme­nt à la fois humaniste et comptable d’envisager l’avenir de notre société. Et c’est d’ailleurs pourquoi ce plan satisfait tout le monde, du moins dans l’intention…»

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le collectif Faut qu’on se parle, comprenant entre autres Maïté Labrecque-Saganash, Véronique Côté, Claire Bolduc, Aurélie Lanctôt, Gabriel Nadeau-Dubois, Karel Mayrand, Jean-Martin Aussant et Will Prosper, a lancé cette semaine au Monument-National la...
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