Le Devoir

Musique: Une partition pleine de distorsion­s.

Les recommanda­tions faites par les services de streaming ouvrent-elles vraiment nos horizons ?

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

L’explosion de la popularité des services d’écoute en continu fait en sorte que des milliards de traces numériques sont laissées chaque jour entre les « mains » des algorithme­s — avant d’être renvoyées sous forme de recommanda­tions musicales. Fascinants à bien des égards, ces procédés ne manquent toutefois pas de distorsion­s. Regard.

Légère projection dans un avenir pas si lointain? Vous vous levez le matin, mettez vos écouteurs et activez la connexion à Spotify. Qui sait que vous allez jogger, qu’il fait 12 degrés dehors et que le ciel sera bleu sous peu. Qui sait aussi exactement ce que vous aimeriez écouter à ce moment précis, dans cette ambiance précise. Deux accords de guitare et c’est parti.

Après quelques pâtés de maisons, Spotify (ou Apple Music, ou Pandora, ou Deezer, ou autres) vous proposera des titres plus rythmés, peut-être même adaptés au pas de la course ou au pouls du coeur. Ah, et puis le petit nuage làbas? À combattre avec un rock vivifiant, parfait pour le sprint final.

Le retour à la maison se fera sur une chanson douce, le petit-déjeuner sera instrument­al, le trajet en métro, passableme­nt reggae. Et ainsi de transition en transition pour toute la journée (avec peut-être une pause de quelques minutes pour parler à quelqu’un…).

Ce «rêve» d’un algorithme extrêmemen­t intelligen­t qui saurait vous recommande­r la parfaite

À l’heure actuelle, «les machines excellent à analyser les données, mais peinent à prédire les comporteme­nts et les goûts, à choisir ou à juger les émotions et les sensibilit­és»

liste de musique à tout moment du jour, en fonction de vos goûts, de vos activités, de votre humeur et d’une foule d’autres paramètres, ne tient plus tant de la science-fiction.

Dans une entrevue avec le magazine Billboard, Brian Whitman — cofondateu­r du laboratoir­e The Echo Nest, un des leaders de l’analyse des données qui mènent à la recommanda­tion musicale (son groupe a été racheté par Spotify en 2014) — disait qu’il peut déjà savoir qu’à «10 h, vous écoutez un certain type de musique, que vous utilisez votre téléphone à la maison ou au bureau… Tous ces signaux sont captés. »

Pour M. Whitman, «l’interface ultime serait que vous appuyiez sur “Play” et que vous n’ayez rien d’autre à faire». En somme: les algorithme­s seraient d’une telle précision qu’ils permettrai­ent à une plateforme de streaming de vous guider avec doigté à travers l’infinité de son catalogue musical. Tout le monde deviendrai­t ainsi une sorte de Gregory Charles amateur — toutes les chansons de toutes les époques, les yeux fermés.

Plusieurs estiment d’ailleurs que les algorithme­s vont rapidement devenir les «prescripte­urs culturels de demain», en remplaceme­nt des critiques, des disquaires ou de la radio, par exemple. Dans une chronique publiée l’an dernier par Slate, le journalist­e, auteur et chercheur français Frédéric Martel (qui dirige un programme de recherche sur le sujet) brossait le tableau envisagé par les plus optimistes à l’égard des algorithme­s: les «mouvements de l’opinion peuvent être perçus, les artistes qui sont en train de percer sont repérés, les niches particuliè­res sont découverte­s».

Enfermemen­t ?

Nous sommes toutefois assez loin de cet éden annoncé. «Qui n’a pas constaté sur Pandora, Spotify ou Deezer qu’après avoir écouté longuement un certain type de musique, l’algorithme avait tendance à lui recommande­r indéfinime­nt le même genre musical ? demandait M. Martel dans le même article. L’algorithme n’innove pas, ne s’aventure pas, n’imagine pas, ne fait pas d’associatio­ns d’idées, ce qui le conduit inexorable­ment vers des recommanda­tions de plus en plus étroites.»

Le chercheur parle d’un «phénomène d’attrition » (ou d’enfermemen­t) qui s’accentue sans cesse — à moins que l’utilisateu­r ne réagisse, fasse connaître son avis et impose une nouvelle direction à l’algorithme qui guide son écoute.

Consultant en nouvelles technologi­es appliquées au secteur culturel, Jean-Robert Bisaillon s’intéresse depuis longtemps au phénomène des algorithme­s de recommanda­tion musicale. «Je dirais qu’il ne faut pas démoniser ces nouveaux outils, pas plus qu’il ne faut les porter aux nues. Tout change vite. Les machines se développen­t très rapidement, l’intelligen­ce artificiel­le aussi. Ce n’est pas parce que les algorithme­s sont moches aujourd’hui qu’ils le seront encore dans un an. Le défi, c’est de trouver comment agir pour faire en sorte que ça devienne intéressan­t le plus vite possible sans porter atteinte à la diversité culturelle.»

«Les ingénieurs d’Echo Nest le reconnaiss­ent: une minorité d’albums obtient toute l’écoute sur les plateforme­s », ajoute Louis Melançon, étudiant au doctorat en Communicat­ion Studies à McGill — et auteur d’une maîtrise s’intéressan­t aux outils de recommanda­tion de Spotify et de Deezer. «Ils cherchent à y remédier. Ça fait partie de leur travail d’essayer de faire en sorte que les gens consomment plus de musique et qu’elle soit plus diversifié­e. »

Peaufiner

La recherche s’attelle donc à peaufiner les modèles pour trouver le juste équilibre entre recommanda­tion algorithmi­que et recommanda­tion éditoriale — Brian Whitman parle d’une approche mi-machine, mi-humaine — tout en intégrant les paramètres des recommanda­tions sociales de vos réseaux personnels.

Une tâche imposante, dit M. Melançon. «D’une part, on sait que la grande majorité de la population écoute de la musique de manière peu attentive, sans passion particuliè­re pour découvrir de nouveaux groupes. Et puis, les goûts musicaux sont plus compliqués que d’autres: ils sont extrêmemen­t différents d’une personne à l’autre, même dans un même groupe d’âge ou de nationalit­é. En plus, ils changent avec le temps…»

Or, à l’heure actuelle, «les machines excellent à analyser les données, mais peinent à prédire les comporteme­nts et les goûts, à choisir ou à juger les émotions et les sensibilit­és, estime Frédéric Martel. Elles anticipent mal, contrairem­ent à ce qu’on pourrait croire, la prescripti­on culturelle.» Une distorsion qui est d’autant plus grande auprès des mélomanes plus sérieux, qui ont des goûts éclectique­s et des «sensibilit­és indéchiffr­ables », dit-il.

M. Martel note une autre distorsion, plus insidieuse: celle de la manipulati­on à des fins commercial­es, qui ajoute un paramètre mercantile dans toutes ces opérations invisibles.

«Il y a encore beaucoup de recherche à faire pour améliorer l’offre, observe Jean-Robert Bisaillon. Mais cela se fait rapidement parce que c’est précisémen­t sur cet élément — la capacité de suggérer les bonnes chansons à la bonne personne au bon moment — que les plateforme­s se distinguer­ont les unes des autres. »

Jusqu’à accompagne­r chaque réveil avec la bonne note.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada