Le Devoir

De la nécessité d’une charte de la laïcité

- JOCELYNE ST-ARNAUD Professeur­e associée au Départemen­t de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal, et chercheuse associée au Centre de recherche en éthique (CRE)

Il est évident que la charte des valeurs divise. Le principal argument invoqué par ses opposants consiste à dire qu’elle est discrimina­toire. Le fait d’avoir lié politiquem­ent les valeurs exposées dans la charte spécifique­ment au Québec et à un parti nuit à la compréhens­ion des valeurs qui y figurent et laisse croire que ces valeurs sont celles des Québécois de souche, qu’elles sont liées à son histoire et à sa culture. Pourtant, il n’en est rien. La valeur qui y est fortement affirmée est celle de l’égalité hommes-femmes. Cette valeur n’est pourtant pas spécifique­ment québécoise, elle est mise de l’avant par toutes les sociétés qui ont brisé avec la tradition paternalis­te qui prévalait au Québec jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle sous la montée du féminisme. Le paternalis­me sociétal a été étroitemen­t lié et soutenu par les religions. La religion catholique, très présente dans l’histoire du Québec, est toujours très paternalis­te, refusant aux femmes l’accès au sacerdoce et par là, à la hiérarchie institutio­nnelle. Le principe d’égalité entre les hommes et les femmes n’est donc pas lié à la tradition québécoise, pas plus qu’aux sociétés basées sur les valeurs traditionn­elles qui renforcent leur pouvoir au moyen de la culture religieuse.

L’égalité hommes-femmes peut se définir par un accès égal aux postes et aux emplois et par des salaires égaux pour une même tâche. Dans la charte des valeurs, elle est interprété­e dans le but de promouvoir une société laïque qui apparaît comme le seul moyen de définir un espace civil et par le fait même de respecter toutes les religions. Le Québec a connu dans le passé l’union du politique et du religieux, mais la Révolution tranquille des années 1960 a clairement établi la distinctio­n et la séparation entre la sphère privée, lieu où les individus peuvent pratiquer leur religion comme bon leur semble, et la sphère publique, lieu où s’exercent les rôles citoyens.

Depuis les révolution­s française et états-unienne qui sont à l’origine de la création des chartes, ce qui est promu dans l’espace public, c’est le principe d’égalité devant la loi. Ce principe garantit une égale protection de la loi pour tous les citoyens. La charte des valeurs vise à définir un espace laïcque dans lequel tous les citoyens de toutes origines pourront évoluer sans une discrimina­tion qui serait basée sur la culture ou la religion.

Le rôle de la charte de la laïcité

Proposer la laïcité comme fondement du pluralisme permet d’éviter l’arbitraire du cas par cas, utilisé jusqu’à maintenant par les tribunaux pour juger de la pertinence des accommodem­ents dits raisonnabl­es. En effet, les tribunaux canadiens ont donné raison aux revendicat­ions basées sur des motifs religieux, que ce soit le kirpan à l’école ou le niqab (voile intégral) au tribunal. Ces jugements entraînent de l’iniquité envers les autres citoyens. Pourquoi un jeune homme porterait-il le kirpan à l’école alors que les armes blanches y sont prohibées? Pourquoi une musulmane porterait-elle le voile intégral pour témoigner contre son agresseur? Toutes les victimes ne souhaitera­ient-elles pas en faire autant? En faisant des exceptions aux règles établies pour des motifs religieux, les juges introduise­nt une inégalité devant la loi (ou devant la règle institutio­nnelle) et de la discrimina­tion envers les autres citoyens. En effet, les cas qui font jurisprude­nce créent de nouvelles catégories institutio­nnelles qui autorisent un traitement différent pour des personnes sur la base d’un critère religieux. Si la nouvelle règle institutio­nnelle est appliquée de manière impartiale, tous les jeunes sikhs qui veulent porter le kirpan à l’école peuvent maintenant le faire ; de la même manière, toutes les musulmanes portant le niqab peuvent témoigner devant le tribunal en ayant le visage couvert.

La religion ne saurait redevenir un critère fondant une règle institutio­nnelle, parce que les critères qui servent à la création d’une classe institutio­nnelle doivent être pertinents au regard du but poursuivi. Si la raison de ne pas porter d’arme à l’école concerne la sécurité, cette raison est bafouée par le jugement qui utilise le motif religieux pour apporter une exception à la règle; la religion n’est pas un critère pertinent au regard d’une nouvelle règle ou même d’une exception à la règle institutio­nnelle. La même réflexion vaut pour le port du niqab. Si chacun demandait des modificati­ons aux règles institutio­nnelles en fonction de sa religion, voire de sa culture, les institutio­ns deviendrai­ent ingérables.

La charte de la laïcité a donc pour but d’affirmer le caractère laïque des institutio­ns de l’État, parce que c’est la seule façon de créer un espace civil où chacun peut évoluer sans brimer les autres et sans être brimé lui-même. Si ce qui précède se justifie rationnell­ement et éthiquemen­t, la laïcité en matière de règles institutio­nnelles peut permettre le respect du pluralisme des valeurs, alors que le respect du pluralisme ne peut en soi constituer un principe intégrateu­r ni fonder des règles institutio­nnelles sur des caractéris­tiques communes comme condition d’un vivre-ensemble harmonieux.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Proposer la laïcité comme fondement du pluralisme permet d’éviter l’arbitraire du cas par cas, utilisé jusqu’à maintenant par les tribunaux pour juger de la pertinence des accommodem­ents dits raisonnabl­es.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Proposer la laïcité comme fondement du pluralisme permet d’éviter l’arbitraire du cas par cas, utilisé jusqu’à maintenant par les tribunaux pour juger de la pertinence des accommodem­ents dits raisonnabl­es.

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