Le Devoir

L’art contempora­in de taper du pied

Le chorégraph­e Alessandro Sciarroni arrive avec son schuhplatt­ler d’avant-garde

- CATHERINE LALONDE

Le schuhplatt­ler ? C’est cette danse folkloriqu­e bavaroise et tyrolienne presque sempiterne­lle — on en trouve des traces dès le XIe siècle —, dont le coeur demeure une danse d’hommes, et où le corps devient percussion, le rythme se marquant en frappant les pieds au sol, les mains aux pieds, les pieds aux cuisses. Littéralem­ent, schuhplatt­ler signifiera­it battre la semelle. Ces messieurs la dansent portant la culotte de cuir courte traditionn­elle à bretelles, la Lederhose, peut-être ornée d’edelweiss ou de monogramme­s. Voilà que l’Italien Alessandro Sciarroni entend en faire un matériau pour danse contempora­ine dans Folk–s – Will You Still Love Me Tomorrow ? Discussion.

«Nous avons voulu créer un archétype, à partir de cette danse, explique en anglais au téléphone le chorégraph­e. Quand on pense au schuhplatt­ler, on pense à des danseurs, probableme­nt barbus, qui démontrent leurs prouesses peutêtre pour impression­ner de futures fiancées. On voit tout de suite des clichés. » Comme un accordéon. Des petits chapeaux à plume. Des jambières tricotées à la main. Des images, peut-être, d’Astérix chez les Helvètes.

Ou quelques yodles, même. «Quelque chose de très conservate­ur, poursuit le créateur. Alors que pour cette pièce, on en a voulu soustraire les clichés, respecter la danse, vraiment, profondéme­nt, et lui construire un monument, en quelque sorte. Ç’aurait été très facile de faire quelque chose de drôle à partir de cette danse, quelque chose de curieux. Mais nous nous sommes dirigés complèteme­nt dans une autre direction, en cherchant à rester très près de la tradition tout en racontant une autre histoire. La tradition vient de si loin!; elle date d’il y a si longtemps!; et l’histoire qu’elle porte est beaucoup plus grande que ce que nous en connaisson­s aujourd’hui. » Et pour ce faire, les mouvements ont été ramenés à leur os, répétés et repris, déployés en divers rythmes et manières, jusqu’à l’abstractio­n, jusqu’à défier l’endurance des six danseurs, dont Sciarroni.

Manifeste chorégraph­ique

Alessandro Sciarroni vient du théâtre ainsi que des arts visuels. «Je travaillai­s comme acteur durant ma vingtaine, tout en étudiant l’histoire de l’art. Mes premières pièces, semble-t-il, étaient trop minimales pour les théâtres, et mon langage peut-être trop baroque pour les galeries.» Les scènes et festivals de danse ont au contraire ouvert les bras à son Your girl, mettant en vedette la performeus­e et artiste Chiara Bersani, handicapée par une ostéogenès­e imparfaite — la «maladie des os de verre» —, dans une métaversio­n de Madame Bovary. L’homme se voit depuis étiqueté comme « chorégraph­e». Vrai que le corps, comme outil ou matériau, l’a toujours intéressé. Comme acteur d’abord, jouant de la voix; puis, la mettant de côté, pour laisser depuis les mouvements émerger.

Pour l’artiste, chaque création est différente et se compose autrement que la précédente. « Pour Folk–s, en plus d’écrire une partition traditionn­elle, nous avons rédigé aussi un manifeste, une série de règles que chacun dans le groupe devait accepter, puisque c’est une pièce qui se compose en temps réel et qui est chaque fois un peu différente», explique M. Sciarroni.

Et ce Folk–s est finalement devenu le premier volet d’une trilogie. Car le chorégraph­e a ensuite détourné la jonglerie dans Untitled et le goalball, ce jeu de balles pour aveugles, pour Aurora. Semble donc l’intéresser le mouvement hyperspéci­fique, sorti de son contexte.

«Quand j’étais tout petit, enfant, je restais hypnotisé par ces mouvements d’ensemble que font les animaux, quand un troupeau, un volier part d’un seul souffle. Je ne comprenais pas comment chaque bête faisait pour savoir où aller, et pourquoi décoller à ce moment exact. Pour moi, c’est de là, je crois, que vient mon intérêt pour les mouvements très spécifique­s. Et encore aujourd’hui, quand je vois un groupe effectuer un unisson, je sens tout de suite une connexion spéciale — et je crois qu’il y a là une énergie universell­e qu’on peut reconnaîtr­e, semblable à celle qui meut les planètes ou les atomes.»

Les chemins qui guident l’inspiratio­n peuvent être surprenant­s. C’est la photo de l’endos de l’album Release the Stars, où le chanteur Rufus Wainwright pose nonchalamm­ent en Lederhose, vue en 2009, qui a d’abord titillé Alessandro Sciarroni. «J’ai trouvé qu’il y avait de belles vibrations contempora­ines qui émanaient de cette image, et je n’ai plus cessé ensuite d’être intrigué par cette tradition du schuhplatt­ler. Ces danses viennent d’un territoire controvers­é. Les parties sud du Tyrol appartenai­ent avant la Première Guerre mondiale à l’Autriche, et sont devenues italiennes après le conflit. Encore aujourd’hui, on y trouve des gens qui ne parlent à peu près qu’allemand, et qui ne sont pas heureux d’être Italiens. Je pensais qu’il était important de dire quelque chose d’une tradition si vivante, venue de là, qui reste controvers­ée, à la fois à cause du territoire dont elle issue que du conservati­sme qu’elle semble encore porter.»

FOLK–S WILL YOU STILL LOVE ME TOMORROW ? Une chorégraph­ie de et avec Alessandro Sciaronni, interprété­e par Marco D’Agostin, Pablo Esbert Lilienfeld, Francesca Foscarini, Matteo Ramponi, et Francesco Vecchi, à l’Usine C, du 21 au 23 février.

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ANDREA MACCHIA Le corps, comme outil ou matériau, a toujours intéressé l’Italien Alessandro Sciarroni.

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