Le Devoir

Le Café Campus, 50 ans de rites de passage

Deux lieux, un seul esprit pour ce repaire initiatiqu­e qui a présenté des milliers de spectacles

- SYLVAIN CORMIER

L’image indélébile, ce que l’on retient le plus du Café Campus? Quel Campus au juste, demandezvo­us? Il est vrai que pour en arriver aux 50 ans d’existence que l’on célèbre ce mois-ci, il faut additionne­r les 24 ans du Campus dans Côte-des-Neiges, et les 26 ans à son adresse actuelle, au coeur de la ville. Je reprends donc: quel est le souvenir définitif du Campus d’origine, celui qui faisait le coin de l’avenue Decelles et du chemin Queen-Mary, à proximité de l’Université de Montréal? J’ai ma réponse toute prête: c’est Eric Burdon qui me chante The House of the Rising Sun à ça de la face, avec Brian Auger immense et penché sur son Hammond B-3, qui fait décoller le fameux solo d’Alan Price dans la stratosphè­re. Tout ce show-là, j’y suis encore, je n’ai qu’à fermer les yeux et c’est mercredi soir, le 11 décembre 1991. Je me souviens de tout, y compris avoir chanté à tue-tête l’hymne hippie Monterey : «If you wanna find the truth in life / Don’t pass music by». Ce soirlà, j’ai vu la lumière. Et vécu en concentré l’histoire du rock.

Chacun son show parmi les shows, chacun ses soirs mythiques. Marie-France Rémillard, qui écrivait dans PopRock dès 1975, se souvient non sans émotion «de concerts de Pollen, de Maneige, d’Octobre ». Des Séguin à Beau Dommage, toutes les années 1970 ont été chantées au Campus. «Un concert au Campus, ça voulait dire l’intimité entre l’artiste [ou le groupe] et son public. Petite salle et scène pas trop haute. » Toutes sortes d’artistes. Dont beaucoup, beaucoup de chanteurs de blues. «J’avais fait une entrevue avec Long John Baldry à son hôtel, quelques heures avant son spectacle au Campus…»

Éric Goulet, lui, a vécu le passage du Campus de Côtedes-Neiges au Campus (et Petit Campus) de la rue PrinceArth­ur : «C’est toute l’histoire de mon premier band [Possession Simple] qui y passe! On a toujours fait des salles combles au Campus, des soirées mémorables, nous avons même fait l’inaugurati­on officielle de la nouvelle salle! Sans compter les shows auxquels j’ai assisté: Frank Black, Breeders, Johnny Marr avec le fils de Ringo à la batterie, My Morning Jacket, Eels avec Lisa Germano, Morphine…»

Pour Alain Karon, pionnier de notre rock de garage avec son groupe Les Taches, l’expérience du Campus était totale : «En tant que client, c’était l’un des premiers endroits où l’on allait danser, boire, bien manger et passer une super soirée. C’est là que j’ai craqué pour TB Sheets de Van Morrison, entre autres. On allait aussi se régaler de bons spectacles.» Et en donner. «On y a joué plusieurs fois, dont une mémorable en 1989 après la sortie de l’album. » Une autre fois, c’était «avec Sylvie Laliberté et les néo-Jaguars d’Arthur [Cossette, le champion guitariste, compositeu­r de Mer morte ]: beaucoup de plaisir!»

Expression corporelle

Souvenirs variés, forcément. Mais s’il y a vraiment UNE image qui définit le Café Campus première époque (19671993), c’est le carré du plancher de danse, avec les troisquatr­e freaks qui s’y livraient à des séances d’expression corporelle, à leur rythme ondulant, peu importe le tempo changeant de la musique. Sûrement y avait-il tout un groupe d’habitués, mais dans ma tête, c’était les mêmes, soir après soir. On a beau avoir en tête mille et un spectacles présentés à l’un ou l’autre endroit, la danse a été la grande constante du Café Campus. Encore maintenant? Melissa Maya Falkenberg l’affirme. «Pour te trémousser sur un plancher de danse qui t’appartient», écrit-elle en exergue de son portrait du Campus deuxième époque dans le livre Montréal toujours (Les Malins, 2016). Faut croire que l’ambiance n’était pas spécialeme­nt liée aux contorsion­nistes et à la clientèle estudianti­ne.

Et ce, même si le Café Campus a été fondé au début de 1967 par l’Associatio­n générale des étudiants de l’Université de Montréal. « À l’automne 1966, l’AGEUM a fait une grève à l’encontre des cafétérias de l’université», raconte Édouard Cloutier, qui était alors président de l’associatio­n. «Il fallait nourrir ces milliers de jeunes gens… » Un local fut trouvé, des autobus loués, des étudiants transporté­s. « Ça ne s’appelait pas encore le Café Campus. On avait installé des cuisines temporaire­s. Quand la grève s’est terminée, l’associatio­n a décidé de garder ça ouvert. On avait développé une expertise. S’est ajouté tout naturellem­ent le volet spectacles [de toutes sortes], et ensuite le volet discothèqu­e. Quand le Café Campus a officielle­ment ouvert en février 1967, ça remplissai­t les trois fonctions. »

L’autogestio­n durable

Le Café Campus est devenu une coopérativ­e en 1981. Aujourd’hui, alors que l’écart entre riches et pauvres devient un gouffre sans fond, c’est encore et toujours une entreprise autogérée. Comme quoi ça se peut. « C’est exemplaire ! » s’exclame Édouard Cloutier, que le militantis­me étudiant a mené à l’enseigneme­nt des sciences politiques, dans trois université­s. « Il faut que ça se sache: il y a des gens qui fréquenten­t le Café Campus et qui ne savent pas comment ça fonctionne. » Et le prof retraité d’expliquer. «Le principe est très simple. Il y a 19 parts. Qui appartienn­ent toutes aux employés. Quand un employé part, il est tenu de vendre sa part à une personne choisie par ceux qui restent. Aucune décision importante n’est prise sans que les 19 soient là. Et le coordinate­ur, c’est vraiment un coordinate­ur, pas un patron.» La longévité est tributaire de cette rigueur, ajoute-t-il. « C’est du sérieux. Le Campus a subsisté parce que c’est un lieu initiatiqu­e. Un lieu où les gens passent de l’adolescenc­e à l’âge adulte.»

En 2003, j’écrivais un long papier à propos de la compagnie Larivée Cabot Champagne, la boîte de production de spectacles menée en parallèle avec La Tribu, compagnie de disques. Claude Larivée a d’abord été portier au Campus de Côte-des-Neiges, MarieChris­tine Champagne y était serveuse, et Luc Cabot coordonnat­eur. « Maniaques de musique, toute la gang », évoquait Larivée. «Trois mois après mon entrée au Campus, je faisais de la programmat­ion. Marie-Christine a vite été promue aux relations publiques.» C’est ça, le Campus: des rites de passage. Marc Déry, en 1989, s’occupait là du «band gear» de Jean Leloup. Pas si longtemps après, il y chantait avec Zébulon. « L’un de nos premiers shows, en première partie des Colocs. » Soirée marquante, à plus d’un titre. «Ma blonde de l’époque est partie avec un autre mec sur une moto pour ne plus revenir.» Encore une histoire d’expression corporelle au Café Campus.

«C’est du sérieux. Le Campus a subsisté parce que c’est un lieu initiatiqu­e. Un lieu où les gens passent de l’adolescenc­e à l’âge adulte. » Édouard Cloutier

 ?? PHOTOS CAFÉ CAMPUS ?? À gauche: la piste de danse du Petit Campus, petite salle de spectacle de l’établissem­ent. À droite: manifestat­ion pour la sauvegarde du Café Campus, en 1992.
PHOTOS CAFÉ CAMPUS À gauche: la piste de danse du Petit Campus, petite salle de spectacle de l’établissem­ent. À droite: manifestat­ion pour la sauvegarde du Café Campus, en 1992.
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