Quête impulsive de la joie
La Manif est entrée au musée avec une petite dose de provocation
Elle a été portée par le cynisme (2005), la catastrophe (2010), la résistance (2014). La voilà empreinte de «l’art de la joie», thème suggéré par Alexia Fabre, la commissaire invitée. Manif d’art, la Biennale de Québec s’est-elle assagie au moment d’entrer au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)?
Les 16 artistes réunis dans les chics salles du nouveau pavillon du musée sèment, avec évidence et souvent exubérance, une joie contagieuse. L’apparence festive vient cependant comme une riposte, ou un paravent, à une inquiétude générale. On se retrouve devant le bonheur et ses simulacres, pour reprendre le thème de la Manif de 2003.
Un constat cependant: Québec reproduit, sans le vouloir, le même exercice que Montréal et sa biennale intégrée au Musée d’art contemporain. On n’est plus devant une manifestation fièrement indépendante, mais bien dans une exposition de musée.
Deux Manifs semblent se côtoyer. Il y a celle au MNBAQ (prête avant le reste, en aparté dans le document imprimé…). Il y a celle disséminée «en galerie» et dans l’espace public, sur laquelle on reviendra dans un texte ultérieur.
Expérience immersive
La joie, imprégnée d’une dose de spectaculaire, est d’abord visuelle, à l’instar de la peinture rouge que la Montréalaise Robbin Deyo a posée à même les murs du musée, en préambule à l’expo. Elle prend aussi une dimension sonore, avec la musique entraînante issue d’un projet vidéo de l’Espagnole Pilar Albarracín.
Ces deux cas d’expérience immersive sont emblématiques de ce qui suivra, installations intimistes dans lesquelles il faut s’introduire et oeuvres qui envahissent l’espace du visiteur. Comme la vidéo Furor latino (2003) d’Albarracín, l’art est un puissant aimant.
Assagie, la Manif? Pas sûr. Le travail féministe, ou antimachiste, de l’artiste native de Séville est explicitement sexué. Furor latino, où une femme à la robe rouge saillante est filmée en gros plan, à hauteur de poitrine, est accompagnée par son écho, Pyrofolies (2017), où des jeux pyrotechniques servent de gadgets phalliques à trois hommes un peu enfantins.
Tout près, Cynthia DinanMitchell propose Joyeux festin (2016-2017), surprenant salon rouge Saint-Valentin. Aux côtés d’un autel où traînent les restes d’une rencontre amoureuse, l’artiste de Québec propose un récit en plusieurs dessins qui montrent les tourtereaux dans leurs premiers ébats.
La joie, c’est la liberté, l’amour, la possibilité de s’épanouir. L’explosion prend des dimensions démesurées chez BGL, qui exprime dans Canadassimo (L’Atelier) un amour inconditionnel pour la matière et l’expression artistique. Cette section de l’installation, exposée à la Biennale de Venise en 2015, est composée d’objets récupérés, dont une multitude de boîtes de conserve maculées — devrait-on dire éjaculées? — de peinture.
Faut pas s’effrayer. Le MNBAQ, dans sa version Manif de joie, n’est pas devenu vulgaire. Il y a teneur critique derrière tous ces épanchements. Société de stéréotypes, voyeurisme, consommation à outrance, les pistes sont nombreuses et certaines se trouvent plus ou moins évoquées aussi chez Annette Messager, Coco Guzman ou Pierre & Marie.
Derrière les masques
Excepté quelques cas, l’appel à jouir de la vie s’exprime en collectivité. Ludiques comme des mobiles, les masques du Mexicain Carlos Amorales réunissent ainsi une multitude de physionomies qui se soutiennent les unes aux autres. Cette oeuvre de 2017, intitulée Ghost Crowd (en anglais, bizarrement), reprend un design dont un des référents peut être les cagoules utilisées en lutte mexicaine, théâtre par excellence des apparences.
Parade (2014-2016), installation d’objets, de vidéos et de photos réalisées par la vidéaste Jacinthe Carrier et le collectif L’Orchestre d’hommes-orchestres, pousse plus loin cette idée que l’union fait la joie. L’oeuvre a en soi plusieurs facettes, notamment par ces deux écrans qui se tournent le dos et se confondent malgré tout.
On peut certes deviner qui fait les images et qui fait la musique dans Parade. Pourtant, l’installation transpire l’ambiguïté, comme celles de DinanMitchell ou de Vicky Sabourin, auteure d’une oeuvre en plusieurs espaces. Entre le réel et sa mise en scène, et même entre l’objet représenté (fantasmé) et sa propre copie, la joie apparaît comme une quête imaginaire.
La quête est éphémère, presque superficielle, laisse entendre le Français Clément Cogitore dans deux courtes vidéos. Assange Dassing (2012) montre un homme (Julian Assange) jouissant de ses derniers moments de liberté, alors qu’Élégie (2014) s’attarde sur une foule obsédée par l’idée de capter sur cellulaire les artistes sur scène.
Le parcours sinueux proposé au MNBAQ aboutit dans un cul-de-sac — il faut revenir sur nos pas pour en sortir. Est-ce l’issue de la joie ? Cul-de-sac apaisant, néanmoins, avec la digne présence du Français et monstre sacré Christian Boltanski, le seul artiste sauf erreur à prendre acte du caractère hivernal de la nouvelle Manif. Tournée sur l’île d’Orléans comme troisième volet d’un projet plus vaste, la vidéo Animitas (2017) propose une métaphore personnelle du bien-vivre. Or, de ce champ de vent et de clochettes, irradie une lumière blanchâtre universelle.
Animitas et les lignes ondulées et droites de Throb, l’oeuvre in situ de Robbin Deyo, mêlent pulsions de vie et temps morts. Elles sont parmi ces choses qui appellent la joie sans nier les sentiments contraires.
La meilleure oeuvre est étonnamment hors circuit, en haut d’un escalier. Intitulée du nom de son auteur, Mathieu Valade manifeste (2015) réunit en 12 écrans 12 textes fondateurs (Refus global, par exemple), transformés en générique de Star Wars (musique incluse). Et si la guerre fictive, ici orchestrée et cacophonique, était le véritable point de rassemblement de la joie collective ?
L’ART DE LA JOIE, MANIF D’ART 8 Au Musée national des beauxarts du Québec, jusqu’au 14 mai