Le Devoir

Stéphane Brizé et les illusions perdues

Le cinéaste revient sur les échos contempora­ins de son adaptation d’Une vie de Guy de Maupassant

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Ce qui frappe dans le film Une vie, qui relate l’existence de Jeanne, une noble normande au début du XIXe siècle, c’est à quel point il lui est impossible d’être maîtresse de son destin. Tout, à commencer par l’époque et ses diktats, semble concourir contre elle. Cela faisait plus d’une vingtaine d’années que le cinéaste français Stéphane Brizé souhaitait adapter ce roman de Guy de Maupassant. «jeune Dès la première lecture, tout

homme, j’ai ressenti un attachemen­t, une fraternité avec Jeanne, confie Stéphane Brizé. J’y suis revenu souvent, et ma compréhens­ion s’est affinée. Je crois que mon expérience commune avec Jeanne était d’avoir fait mes premiers pas dans l’âge adulte avec une très haute idée de l’Homme, avec un grand H. C’est un leurre très beau, mais qui appartient au monde de l’enfance, et dont il faut savoir faire le deuil assez vite afin de ne pas être abîmé par la brutalité. Un deuil que Jeanne ne fait pas, ce qui en fait un personnage tragique, mais magnifique, car elle reste toujours en ce lieu de vérité de l’enfance.»

Fait intéressan­t, le réalisateu­r de Mademoisel­le Chambon et de Quelques heures de printemps n’avait pas privilégié, sans alternance, le strict point de vue d’une héroïne depuis son tout premier film, Le bleu des villes, en 1999.

«On devrait davantage chercher à devenir femme, nous les hommes. Je dis ça sans la moindre connotatio­n quant au sexe; je parle du rapport au monde. Cette capacité à la vérité, à l’honnêteté, à la radicalité aussi. À la poésie, à l’intuition… Les femmes ont ça de plus. Mieux. D’ailleurs, j’ai toujours eu l’impression que Maupassant considérai­t Jeanne avec un certain mépris. À moi, elle n’inspire que respect. »

Instinct bafoué

Jeanne, sans être une victime du sort, souffre de n’être pas entendue. À peine sortie du couvent où on lui a inculqué des valeurs telle la soumission, voilà que ses parents lui mettent un fiancé dans les pattes, car il faut bien se marier.

En maintes occasions, l’instinct de Jeanne, jumelé à sa compréhens­ion d’une situation, de ses enjeux, lui suggère une marche à suivre que contredise­nt aussitôt, selon le cas, ses parents, son mari, monsieur le curé, puis son fils.

Chaque fois, un malheur qui aurait pu être évité frappe. « Il n’empêche, Jeanne n’est pas un personnage typique de l’époque dans le roman. Par exemple, ses parents lui demandent si elle désire épouser Julien: c’est très inhabituel. La mère déploie toutefois un fort pouvoir de suggestion, là comme lors d’un autre moment clé, lorsque le curé demande à Jeanne de pardonner les infidélité­s de Julien. En même temps, l’atypisme du personnage conférait au récit une intemporal­ité, et ça rendait la perspectiv­e d’une adaptation d’autant plus pertinente à mes yeux.»

Le destin du personnage devient ainsi prétexte. Le film transcende en effet cette vie, cette époque, et accède à une représenta­tion bien plus vaste.

Film du moment

À cet égard, Stéphane Brizé voit une continuité entre Une vie et son film précédent, le puissant La loi du marché. «Les deux traitent de la fin des illusions : La loi du marché avec ce chômeur forcé d’accepter un travail dans lequel ses valeurs morales sont fortement ébranlées, et Une vie avec cette femme, je l’ai évoqué, “abîmée” par la brutalité du monde.»

Cette idée habite profondéme­nt la France et l’Europe en ce moment, poursuit le cinéaste. «On vit la fin d’un monde. Il y a des décisions importante­s à prendre. Malheureus­ement, le passé suggère qu’en période dif ficile, on fait les choix les plus suicidaire­s; tous les éléments sont en place pour reproduire ça. On a cru en quelque chose, peut-être trop longtemps, sans regarder la réalité en face. On pensait être protégés, notamment par un filet social qui se délite tout doucement, une politique à la fois. Ajoutez ce taux de chômage dingue… Cette parole brutale qui s’est libérée, et qui est écoutée. On est au bord du gouffre. Enfant, il aurait été impensable que le Front national devienne premier parti de France. Je pense que ce n’est pas un hasard si j’ai fait ce film aujourd’hui. »

Or Stéphane Brizé ne désespère pas. «Je ressens ça très douloureus­ement, mais il faut être plus fort que ça. Après… on trempe sa plume dans l’histoire du monde et on écrit des romans, on tourne des films.»

Lauréat à Venise du Prix de la critique et, en France, du prix Louis-Delluc, Une vie prend l’affiche chez nous le 23 février.

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? «Enfant, il aurait été impensable que le Front national devienne premier parti de France. Je pense que ce n’est pas un hasard si j’ai fait ce film aujourd’hui», explique Stéphane Brizé.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR «Enfant, il aurait été impensable que le Front national devienne premier parti de France. Je pense que ce n’est pas un hasard si j’ai fait ce film aujourd’hui», explique Stéphane Brizé.

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