Le Devoir

L’enchanteur enchanté

Daniel Grenier paie ses dettes à Wright Morris, « romancier oublié le plus important du vingtième siècle »

- CHRISTIAN DESMEULES

Il est toujours fascinant de voir un écrivain nous dévoiler ses «sources». Fascinant mais aussi terribleme­nt impudique.

C’est un peu ce que fait Daniel Grenier dans La solitude de l’écrivain de fond, un court essai autobiogra­phique où l’auteur, né à Brossard en 1980, revient sur ses traces tout en payant ses dettes d’admirateur.

Car derrière une trajectoir­e qui pourrait sembler fulgurante — un recueil de nouvelles, un premier roman qui lui a valu le Prix littéraire des collégiens en 2016, quelques traduction­s —, il y a en réalité toutes ces années d’apprenti écrivain passées à «faire des gammes». Lire des pages par milliers, fantasmer une vie d’écrivain à partir de quelques modèles qui se sont lentement imposés, écrire et réécrire.

Et puis, un jour de 2011, dans une petite librairie de Burlington au Vermont, tomber par hasard sur deux des romans les plus connus d’un certain Wright Morris (1910-1998) réunis sous le titre de The Loneliness of the Long Distance Writer. Quelques années plus tard, l’auteur de Malgré tout on rit à Saint-Henri et de L’année la plus longue (Le Quartanier, 2012 et 2015) emprunte ce titre pour rendre hommage au «romancier oublié le plus important du vingtième siècle ». C’est dire le choc de la rencontre.

Écrivain prolifique à peu près inconnu, originaire du Nebraska, Wright Morris a pourtant eu une longue carrière, publiant une trentaine de livres et ayant remporté deux fois le prestigieu­x National Book Award aux États-Unis. Pour Daniel Grenier, qui est aussi spécialist­e de littératur­e américaine, Wright Morris, c’est «l’écrivain américain intrinsèqu­e: sorte de mutant, qui serait le rejeton d’un rat de bibliothèq­ue ayant tout lu et d’un rat des champs ayant bourlingué le long des chemins de fer. À la fois fier, arrogant comme Ernest Hemingway, et modeste, avenant comme Langston Hughes ».

«Ce n’est pas la vie qui engendre les livres, mais bien les livres qui engendrent les livres. Une fois qu’on a compris cela, on peut arrêter d’y penser et commencer à écrire pour de bon », souligne Daniel Grenier, qui avait commencé à écrire bien longtemps avant de rencontrer l’oeuvre de

Morris, mais sous d’autres influences. Car c’est bel et bien «la lecture qui fait de nous des écrivains, depuis longtemps, et non nos voyages inoubliabl­es ou nos rencontres improbable­s ».

En pèlerinage rue de Vaugirard à Paris sur les traces de Morris ou dans son costume de collection­neur de ses livres (qui ont supplanté dans sa bibliothèq­ue ceux de Nabokov, son «grand amour de jeunesse»), Daniel Grenier exprime dans ces courtes pages toute son admiration envers l’écrivain américain, tout en nous offrant quelques clés de son propre parcours.

Le grand écrivain, croit-il, est d’abord un enchanteur, un formidable manipulate­ur : « Dans chaque romancier, il existe un conteur qui parle devant un groupe d’enfants captivés, incapables de détourner les yeux de sa bouche, comme si les secrets du monde s’y dissimulai­ent et n’en sortaient qu’une fois par lustre.»

Antithèse du grand écrivain comme plusieurs se l’imaginent, Morris a suivi sa propre étoile, beau temps mauvais temps. Et dans ces «Notes sur Wright Morris et l’art de la fiction», Grenier s’interroge sur le dur désir de durer. « En définitive, écrit Grenier, l’entièreté de la contributi­on littéraire de Morris se lit comme une leçon en mode mineur sur le rêve de la reconnaiss­ance comme combustibl­e et la désillusio­n comme ignifuge.»

Sous l’exercice d’admiration, Daniel Grenier signe aussi une profession de foi dont nous, les lecteurs, pouvons nous réjouir: il entend être là pour longtemps, quoi qu’il arrive. Un enthousias­me peut-être un peu précipité, mais vite pardonné tant on y trouve de passion littéraire brûlante et contagieus­e. Et gageons que bientôt il ne pourra plus jamais dire: «Je ne connais personne qui connaît Wright Morris. »

« En sortant, je me suis dit que je n’étais pas seul. On était plusieurs. On était peut-être une confrérie, une armée secrète d’amoureux de Morris. Malgré les cartes de bibliothèq­ues vierges. [...] Malgré les notices biographiq­ues d’à peine trois lignes dans les anthologie­s. On était plusieurs. Cette femme et moi, il s’en était fallu de peu pour qu’on échange une poignée de main maçonnique. » Extrait de La solitude de l’écrivain de fond

LA SOLITUDE DE L’ÉCRIVAIN DE FOND NOTES SUR WRIGHT MORRIS ET L’ART DE LA FICTION ★★★1/2

Daniel Grenier Le Quartanier Montréal, 2017, 96 pages

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RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR L’auteur Daniel Grenier exprime dans ces pages toute son admiration envers l’écrivain américain Wright Morris, tout en nous offrant quelques clés de son propre parcours.
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